samedi 4 octobre 2014

LA GRANDE GUERRE AU JOUR LE JOUR 2 OCTOBRE 1914

2 OCTOBRE 1914

I)
2 octobre : siège d'Anvers
Les 1e et 2e divisions Belges exécutent des contre-attaques pour reprendre les positions perdues sur la ligne des forts.

7h00, des mortiers de 42 pilonnent le fort de Lier, leur tir étant réglé par avion. Les projectiles parviennent à percer une voûte en béton de 3 mètres d’épaisseur.

17h00, le fort est pratiquement détruit et les rescapés de la garnison quittent le pied des remparts à 18h00.

Au soir, Albert Ier décide de reporter la ligne de résistance en arrière de la Nèthe dont la rive sud est inondée... Le Roi souhaite que son armée tienne la place le plus longtemps possible, d’autant plus que les Franco-Britanniques gagnent du terrain vers le nord. Plus ils se rapprocheront, moins longue sera la distance à franchir pour les rejoindre.

II)
Sur le front Français les manœuvres qui sont entreprises pour briser le front de Picardie ne réussissent pas. Dans le Pas-de-Calais, la situation demeure critique dans le périmètre d’Arras. Le 10e corps d’armée attaque au sud de la ville mais ne parvient pas à renverser les lignes ennemies qui sont tenus par le corps de la garde de la IVe armée Allemande.
III)
Progrès des troupes alliées au nord de la Somme, une attaque furieuse des Allemands ayant été écrasée à Roye. Avance marquée de nos troupes dans l'Argonne et dans la Woëvre.

L'offensive Allemande a été décidément vaincue sur le Niémen... Guillaume II qui croyait s'emparer facilement des forteresses Russes dans la région de Grodno a été déçu. De grandes forces Austro-Allemandes ont été toutefois concentrées, sous les ordres du général de Hindenburg, dans la région de Cracovie, pour empêcher les Russes de prendre cette place et de s'infiltrer en Silésie... Mais les effectifs Russes ne sont pas inférieurs à un million d'unités.
Des Serbes et des Monténégrins, peu de choses à dire, sinon qu'ils cheminent régulièrement vers Sarajevo.

Deux Taubes qui viennent sur Paris ont été arrêtes par nos aviateurs et ont fait demi-tour.
Monsieur Venizelos, président du Conseil Grec, a déclaré que son pays serait aux côtés de la Serbie et tiendrait tous ses engagements en cas de guerre Balkanique... C'est un avertissement pour la Turquie.

L'Italie a fait relever les mines que l'Autriche-Hongrie avaient déposées dans l'Adriatique et qui ont fait sauter déjà plusieurs navires marchands. La navigation a d'ailleurs été arrêtée dans cette mer.

IV)
« La rentrée n'est normale, le 2 octobre 1914, que dans les lycées de filles. D'abord fixées au 2 octobre, la réouverture des classes dans la plupart des lycées de garçons a été reculée de 10 jours, pour des raisons d'administration, et d'assainissement. Beaucoup de ces établissements, on le sait, ont été transformés en hôpitaux, il est nécessaire de faire dans les immeubles une séparation très complète de la partie occupée par les blessés et leurs visiteurs et de la partie réservée aux classes. » écrit Le Figaro.

V)
Un bataillon de territorial part, ce soir, pour une destination inconnue.
Le train des équipages du 2e étranger (installé dans la cour Renault) part pour un autre campement à Blois.

Je vais, ce soir, à l’ouverture de la conférence Saint-Vincent-de-Paul. En raison des événements, le président, M. Ernest Petit, avocat, recommande l’économie.
Les membres de la conférence, actuellement à la guerre sont : le colonel Janin, le capitaine de Panafieu, le docteur Marmasse, MM. Pigelet avocat, Ranchet employé de banque... Nous prions aux intentions de tous ces confrères.

VI)
Neufmaisons (Meurthe et Moselle)
Hé bien ! mais voici presque une aventure ou tout au moins une aventureuse surprise !
Notre bataillon a été relevé ce matin de ses avant-postes par le 3e Nous cantonnons à Neufmaisons village Vosgien niché dans un creux des premiers contreforts nord des Vosges un peu en arrière, au sud de Badonviller.

J’apprends que le lieutenant Dupont de la 8e compagnie tient un poste de surveillance à l’ouest du pays entre Neufmaisons et la vallée de Celles.

Je pars après le déjeuner pour le retrouver et voir un peu ce coin-là de la région. Couchés sous un abri de sapin, sur un lit de fougères, nous bavardons en fumant une cigarette, quand arrive une patrouille de 8 hommes, chargée d’établir la liaison entre le 170e et la 41e division dont quelques éléments occupent Celles.

Le sergent Bauné qui commande la patrouille a mal aux pieds et se dit incapable d’aller plus loin... J’attrape l’occasion... Je déclare à Dupont que je vais commander la patrouille. J’ôte mon brassard, je prends un fusil et nous voilà partis.

Je mène ma petite colonne par des chemins adorablement jolis... Quelles belles mousses ! quels ruisseaux limpides ! Quels hauts sapins dans toute la montagne ! Je ne pense pas à l’ennemi... Je ne pense qu’au paysage. En somme… je suis un mauvais chef de patrouille.

Nous débouchons dans la vallée de la Plaine que nous remontons sans encombres jusqu’à Celles, où une maison brûle, lançant vers le ciel flammes et fumée.
La rue principale est quasi-déserte.
A chaque porte un habitant risque son nez pâli par l’émotion au bruit de nos pas.
Soudain un vieux capitaine du 70e Chasseurs alpins sort et nous crie : 
« Ne marchez donc pas en groupe, n… de D…, vous allez vous faire canonner ! »
Je disperse mes hommes et je leur fais raser les murs.
Cependant un groupe d’officiers s’avance.
J’aperçois un commandant de Chasseurs.
Je me dirige vers lui, négligeant les autres officiers de son groupe.
J’ouvre la bouche pour lui expliquer ma mission…

Que vois-je ?
Son voisin de gauche est le général de la Touche !…
Que d’effusions ! Que de questions mutuelles !
Le général est sans nouvelles de sa famille depuis plusieurs jours.
Je lui donne celles que je tiens de Marguerite. Le voilà enchanté.
Il me conte qu’il a, depuis le début de la guerre, fait la campagne d’Alsace puis la campagne du Nord.


Naturellement je questionne le général sur toute la ligne :
Il commande la 41e division, son état-major est à Saint Diè, dans la vallée de Celles, il a deux bataillons de chasseurs, le 5e et le 70e et une batterie d’artillerie.

L’ennemi se trouve à 2km au nord de Celles avec 4 bataillons et une ou deux batteries.

A Senones l’ennemi tient bon, mais à l’heure qu’il est une vigoureuse offensive est prise contre lui. Me voilà « tuyauté » mieux que ne l’aurait été n’importe quel autre chef de patrouille.

Je prends congé du général devant le commandant de chasseurs étonné de voir un médecin dirigeant une patrouille et bavardant familièrement avec un général... Mes hommes deviennent aimables à l’excès avec moi... Ils sont assez étonnés eux aussi, et trouvent le général « chic type ».

Pour regagner Neufmaisons, dans la nuit qui tombe, je prends au plus court et nous coupons à travers bois. Nous traversons des ravins qui semblent les portes étroites de l’Enfer. La pluie qui s’acharne, fine et glaciale, traverse nos vêtements. Pourvu que nous ne nous égarions pas !

J’ai toujours peur de tomber dans une embuscade de l’ennemi. 18h00, en pleine obscurité, nous marchons toujours, et nous ne trouvons toujours pas l’avant-poste de Dupont.

Hé ! hé ! je commence à me faire des reproches. Je n’aurais pas dû chercher à prendre un chemin plus court. Et la nuit est si noire sous la pluie !… Mes pensées deviennent amères… 

« Halte-là ! » Ouf ! « Qui vive ? »… Ouf ! ouf !! – France ! – Avance au ralliement !… J’avance : « Balaklava ». (C’est le mot pour aujourd’hui). La sentinelle est Française et c’est une de celles du poste Dupont.

Dupont sous son abri de sapin m’attend impatiemment :

« Grande nouvelle ! Le capitaine me communique la dépêche suivante :

« Une armée Allemande décimée... Une autre coupée devant Metz... Fort Saint Blaise bombardé par nous, détruit par artillerie de marine... Général Joffre demande aux troupes un effort de 24h pour chasser l’ennemi du territoire. »
Hum ? Hum ? Serait-ce vrai ? Je verrai toujours Dupont s’éclairant d’une bougie, sous ses branches de sapin, pour me lire le bout de papier pathétique.
Quand j’arrive à Neufmaisons, on est assez inquiet sur mon sort. Comme j’ai soin de ne jamais prévenir le commandant de mes équipées on ne savait ce que j’étais devenu.

Le colonel m’a fait appeler dans la journée. Le commandant l’a informé que je pouvais le renseigner sur notre situation à la Chapelotte. Après le dîner, je vais le trouver. Il est à table avec Plaisant, le subtil lieutenant porte-drapeau du régiment, avec le médecin-chef, le capitaine Carrot etc...

« Hé bien, docteur, il paraît que vous vous mêlez maintenant d’éclairer votre bataillon ?… Allons, prenez ce cigare, ce verre de mirabelle et dites-nous quelles sont les positions de l’artillerie Allemande. D’après ces renseignements j’enverrai demain matin une compagnie en reconnaissance ici ou là. »

Je lui dis que l’artillerie se trouve à la Tête des Hérins, que ceci, que cela et que ci et que là. »
Le voilà enchanté, riant à gorge ouverte. Il me demande mon opinion sur la bataille du 24 septembre à Merviller.
Je lui dis qu’on aurait dû poursuivre pendant la nuit, il crie, il gesticule : « Vous voyez ! Vous voyez ! »
Je lui donne les renseignements recueillis hier auprès de Madame Gény... Il ouvre de grands yeux, il s’exclame : « Mais il est épatant ce toubib ! Dites-donc, j’ai presque envie de vous laisser diriger la compagnie qui partira en reconnaissance demain. »
Ah ! mais non, je refuse. Ce n’est pas mon rôle, il ne manquait plus que ça !
Enfin, il est enchanté. Ma rencontre avec le général de la Touche, qu’il connaît fort bien, l’intéresse beaucoup. Il ne veut plus me lâcher. Il est 21h00... J’ai sommeil... J’ai 30 kilomètres de montagne dans les jambes...
« Bonsoir, mon colonel ! »
Qu’est-ce que je vous disais ? Je n’avais qu’à quitter mon brassard et à prendre un fusil pour que ma vie eût aussitôt du relief.

VII)
Le front se développe dans le Nord, il atteint le sud d’Arras. Dans la région de Roye, une violente attaque Allemande échoue, laissant de nombreux morts sur le champ de Bataille.

En Meuse, les Allemands tentent de traverser la rivière au niveau de Saint-Mihiel.

En Wœvre, les alliés progressent pas à pas, notamment dans la région d’Apremont.

Deux « Taube » sont pourchassés par nos aviateurs alors qu’ils venaient de Compiègne pour bombarder Paris.
Dans la guerre Austro-Russe, les Russes sont à 62 miles de la ville de Cracovie selon une dépêche venant de Rome, 4 corps Bavarois et Saxons renforcent les troupes Autrichiennes pour tenter d’empêcher les Russes d’envahir la Silésie.

En Prusse Orientale, le Journal de Roubaix publie une dépêche de Petrograd annonçant une importante victoire Russe sur le Niémen :
« Les blessés rapportent que les combats de Dronskéniki furent extrêmement sanglants. Les Allemands perdent plus de 20 000 hommes. Le Niémen charrie des cadavres. »

En Bosnie, les Serbes et les Monténégrins avancent de nouveau vers Sarajevo.

En Belgique, un Zeppelin est signalé au-dessus d’Anvers. Il jette des bombes sur le fort de Broechem, au cinquième jour du Siège d’Anvers l’armée Belge lance des contre-offensives pour reprendre les positions perdues la veille. Deux redoutes tombent aux mains des Allemands dont celle de Dorpveld.
Sir Édouard Grey, le ministre d’Angleterre en poste à Anvers annonce que son gouvernement envoie M. Winston Churchill, premier Lord de l’Amirauté pour évaluer la situation.

Victoire Britannique dans l’Est de l’Afrique à Gazi.
La guerre et ses violents combats atteignent le sud d’Arras... Les réfugiés de Valenciennes, qui ont quitté leur foyer pour échapper aux Allemands et se soumettre à la mobilisation, se montrent très satisfaits de l’hospitalité qu’ils reçoivent de la municipalité et des habitants de Roubaix, selon le journaliste du Journal Roubaisien. Toujours dans la ville, un incendie détruit la brasserie Union Saint-Amand, rue Copernic, blessant 5 employés et causant 10 000 francs de dégâts.

À Wattrelos, le maire prend un arrêté, interdisant la circulation des autos, motos et vélos sur le territoire de la commune de 19h00 à 6h00 le matin.

Dans une lettre adressée au ministère de la Guerre, publiée dans le Journal de Roubaix du 2 octobre 1914, Anatole France demande à s’enrôler, il écrit :
« Monsieur le Ministre,
Beaucoup de braves gens trouvent que mon style ne vaut rien en temps de guerre.
Comme ils peuvent avoir raison, je cesse d’écrire et reste sans fonction.
Je ne suis plus très jeune, mais ma santé est bonne. Faites de moi un soldat.

Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, L’assurance de mes sentiments respectueux.
Anatole France. »

VIII
Le 2 octobre 1914 du 256e RI et du 56e RI de Chalon. Le combat de la croix Saint-Jean se poursuit dans la Meuse pour le 56e régiment d’infanterie de Chalon qui a subi de lourdes pertes tandis que l’état-major du 256e régiment d’infanterie et le 5e bataillon sont toujours à Gérardmer (Vosges).

IX)
- Ce jour-là, le Petit Journal publie la lettre de M. Clémentel, ancien ministre, au ministère de la Guerre Millerand, se félicitant des mesures prises pour appeler à combattre les réformés et les hommes des services auxiliaires, qui n'attendent que ça. Jean Richepin plaint ses « frères Belges » martyrs dans son édito.
-Situation militaire : nous continuons à progresser en Argonne et en Woëvre. - Ernest Vauquelin ironise sur M. Lebureau et son bureau de poste.
- Les Autrichiens ont évacué la Galicie.
- Extraits du carnet de guerre d'un soldat Allemand mort, envoyés à la rédaction par un aviateur.
- Fausses nouvelles allemandes.
- Les Belges ont repris Malines.
- Pourquoi les Allemands se cramponnent dans l'Aisne.
- Quelle attitude pour l'Italie.

X)
Cette fois, c’est le départ : 7h00, le régiment se met en marche pour aller occuper les positions qui lui ont été assignées. Nous sortons d’Hénin-Liétard par le chemin que nous avions suivi pour y entrer. En traversant les corons, les femmes des mineurs, sur le pas de leur porte, offrent du café à nos hommes.

Nous avançons lentement, nous arrêtant à tout instant, de nombreux mouvements de troupes se manifestent dans la campagne, des silhouettes de cavaliers–cuirassiers aux cuirasses ternies, goumiers aux burnous flottants se profilent sur les crêtes... Nous traversons le village de Bois-Bernard dont les habitants, de leur seuil, nous adressent des sourires encourageants.

A peine sortis de cette localité, nous apercevons l’artillerie qui se met en position.
Nous déboîtons alors sur le côté gauche de la route et prenons la formation de combat.
Je crois que cela va chauffer ! je descends de cheval et, mes sections étant encore groupées, j’en profite pour leur adresser quelques mots afin de relever les courages et maintenir hauts les cœurs

A ce moment, les shrapnels ennemis commencent à voltiger en l’air. Brrrrr…. Nous n’étions plus habitués à cette sinistre musique. Je crois que nous n’atteindrons pas les positions qu’on nous avait désignées, les Boches ont pris les devants et nous serons accrochés avant d’y arriver.

Le Capitaine Bérault me dit :
« c’est le combat de rencontre ! »
Possible, mais il me semble que si, au lieu de nous laisser inactifs toute la journée d’hier, on nous avait dirigés sur ces fameuses positions 24h plus tôt, avec ordre d’organiser le terrain, nous ne rencontrerions le Boche, aujourd’hui, mais bien lui qui nous rencontrerait et trouverait à qui parler.

Mais, chut ! je ne suis pas grand chef, peut-être y-a-t-il des nécessités de regroupement de grandes unités qui ont empêché de mettre à exécution ce programme simpliste qui me vient à l’esprit. En attendant, notre chef de Bataillon m’indique que nous devons soutenir l’artillerie que nous avons vu se déployer tout à l’heure.

Ma Compagnie étant en tête, je la porte en avant, à l’abri d’un léger talus et à proximité immédiate des pièces. Je vois derrière moi les autres Compagnies du Bataillon dont les sections, couchées dans le chaume, font, de place en place, des taches rouges et bleues... A droite, les trains de combat de la brigade exécutent un rapide demi-tour pour se mettre à l’abri et une ferme, bâtie sur la route, commence à recevoir des obus... Des femmes sortent en courant des bâtiments de cette dernière et s’enfuient, poursuivies par les plaisanteries poivrées des artilleurs.

Les fusants se font plus nombreux, à cet instant, survient le Colonel, qui nous ordonne :
« Il faut que vous teniez ici, comme de braves gens que vous êtes, tant que l’artillerie restera, lorsqu’elle évacuera, à votre tour vous pourrez vous retirer. »

Nos 75 tirent avec furie, mais nous sommes, maintenant, repérés et le bombardement devient intense... Des 77, mêlés de 105, nous arrivent en avalanche.
A notre gauche, dans la plaine, un escadron de dragons est pris sous le feu d’une batterie de campagne.
Il a fait face en arrière, mais les obus boches, qui le poursuivent littéralement, ne veulent pas le lâcher malgré ses changements de direction et ses conversions exécutées au grand trot, et il a un mal inouï à sortir de leurs gerbes.
Il y parvient enfin, mais ça a été dur.

Le Capitaine Bérault, de Caladon et moi, sommes collés au talus quand un shrapnel éclate à 4 ou 5 mètres, exactement au-dessus de notre groupe :
« Ça y est ! » s’écrie le Capitaine en portant la main à son cou, une balle vient de l’atteindre à cet endroit et, une seconde après, une autre lui laboure la fesse.
Par un hasard providentiel, je ne suis pas touché, de Caladon non plus. La canonnade est assourdissante, je me porte fréquemment d’une extrémité à l’autre de ma Compagnie et constate avec peine qu’un certain nombre de mes braves sont déjà hors de combat.
Le tambour, le seul qui me restait, a été atteint d’éclats qui lui ont arraché le pied, ce dernier n’est plus retenu que par quelques lambeaux de chair et pend affreusement.
De loin je le vois passer, assis sur un fusil et porté par deux camarades, il ne semble pas ému et fume tranquillement une cigarette.
Tout à coup, j’entends un cri derrière moi, en même temps qu’un souffle chaud me frappe dans le dos... Je me retourne et, à 2 mètres, je vois l’horrible tableau suivant : un 105 est tombé sans éclater sur Aubertin, ce dernier gît sur le dos, une jambe, décollée en haut de la cuisse, a été projetée à 10 mètres et les entrailles sont largement répandues sur le sol... Le malheureux n’a pas souffert, il a été tué sur le coup !
En somme, c’est une belle mort.
Moins favorisés, son camarade Rotholz, qui le touchait, a été atteint par le même projectile il a les reins à nu et pousse des gémissements déchirants.
Il veut me dire adieu et je tente de le persuader qu’il n’est pas gravement blessé et que ça ne sera rien... Cependant, ses yeux sont déjà voilés par les affres de la mort et son agonie est atroce.

Le Capitaine Bérault, accompagné d’un homme que j’ai désigné, se dirige vers le poste de secours. Nous voilà, encore une fois, privés de chef, la position devient intenable pour tout le monde, fantassins et artilleurs...

Ces derniers dégagent le terrain. Une pièce, en franchissant notre talus, se retourne les roues en l’air... Deux servants blessés, assis sur l’avant-train, et que les cahots font horriblement souffrir, se plaignent doucement.

Quelques uns de mes soldats, sur mon ordre, se précipitent et aident les canonniers à redresser leur canon. D’après l’ordre du Colonel, notre présence n’est plus nécessaire ici puisque l’artillerie est partie.
J’en fais part à Bertin dont la compagnie est derrière la mienne.
Afin d’assurer la sécurité de notre repli, je lance en avant l’escouade du caporal Fareu.
Très bravement, ce dernier part et s’établit à 2 ou 3 cents mètres pour observer et, au besoin, retarder les mouvements de l’ennemi.
Pendant ce temps, nous nous retirons par échelons, en bon ordre, les sections manœuvrent comme à l’exercice, sans hâte et avec la plus parfaite précision. Je me plais à le faire remarquer à Bertin, qui est à côté de moi, et mon cœur de chef en est fier car c’est moi qui l’ai faite ce qu’elle est, cette magnifique unité.
En outre, j’ai la très grande joie de constater qu’aucun de nos blessés n’a été abandonné.
Pendant longtemps, nous sommes poursuivis par le feu de plusieurs mitrailleuses, sans nouveau dommage heureusement, et nous allons nous reformer à l’Est d’Acheville...

Il nous est alors permis de souffler un peu. Ma pauvre Compagnie a été encore bien malmenée ! Un de mes hommes vient me dire que Rotholz, qui a été si terriblement touché tout à l’heure, a fini de souffrir et est mort dans ses bras... Il me remet le portefeuille et les quelques papiers qu’il a trouvés sur lui.

Au cours du répit qui nous est accordé, je me plonge dans un abîme de réflexions :
Devant mes yeux, se dessinent les images chéries de mes fillettes, de ma femme.Toutes les scènes de ma petite enfance et de ma jeunesse reviennent à ma mémoire. Ah ! mon bon Père, que n’es-tu pas là pour voir que ton fils n’a pas oublié tes leçons de patriotisme et qu’il s’est efforcé de ressembler au brave soldat que tu as été il y a 44 ans !

Notre repos n’est pas de longue durée... Vers 18h00, le Bataillon est désigné pour attaquer Bois-Bernard dont une partie doit être aux mains des Boches.
Je reçois l’ordre de prendre position sur la route d’Arleux à Bois-Bernard...

Allons, en avant ! secouons nos sombres pensées, l’heure n’est pas à l’abattement et notre tâche n’est pas terminée.
Je conduis ma Compagnie à l’endroit indiqué et y déploie mes quatre sections...
Au même instant, Bertin tente de s’installer avec la 20e, dans la partie Ouest du village, mais notre approche a dû être éventée, les ennemis, qui tiennent l’autre extrémité de Bois-Bernard, nous le font en effet savoir en exécutant des feux de salve heureusement assez mal ajustés et qui ne nous font pas encore grand mal.
Nous sommes, néanmoins, arrêtés sur place et les Boches sont certainement plus nombreux que nous.
Voyant cela, le Capitaine Durand, qui a remplacé son camarade Bérault, fait appuyer l’attaque par la 17e qui est en réserve.
Sans hésiter, Cotelle s’engage dans le village.
Comme il passe à ma portée, je lui crie :
« Sois prudent, ne t’expose pas inutilement ! -T’en fais pas, vieux ! » me répond-il.

La nuit est complètement venue, nous n’avons rien mangé depuis hier, mais nous n’y pensons pas.
A cet instant, le tableau qu’éclaire l’incendie de deux immenses meules de blé, est vraiment tragique.
La cloche de l’église, je ne sais par quel miracle, sonne à toute volée un tocsin lugubre, la fusillade fait rage et les balles sifflent de tous côtés.
Le tac-tac d’une mitrailleuse se fait entendre dans la direction de Rouvroy, derrière nous et à gauche.
C’est affolant, on ne sait même plus de quel côté il faut faire face !

A 100 mètres en avant, des commandements gutturaux sont proférés dans une langue barbare. « Feuer ! Feuer ! » répète sans arrêt la voix d’un officier boche.
Dans le village, on se fusille d’une maison à l’autre et les pauvres habitants, souriants ce matin, sont terrés au fond de leur demeure, en proie à la plus grande terreur et croyant leur dernière heure venue.

Ce cauchemar dure toute la nuit ! au jour naissant, la lutte est devenue trop inégale, nous ne tenons qu’en nous accrochant au sol.
Alors surgit la Tour du Pin, qui nous apporte l’ordre de nous replier.
Le mouvement s’exécute sans hâte et avec suffisamment de régularité.
Il est couvert par une Compagnie du 6e Bataillon commandée par le Capitaine Louis (ce dernier est passé au Conseil de Guerre, 15 jours avant la mobilisation, pour avoir tué sa femme qui le trompait, et a été acquitté).
Ce fait m’a été rapporté par le Capitaine Dard, cité comme témoin à décharge. et le sous-Lieutenant Misoffe, qui appartient à cette unité, me crie, au passage, quelque chose que je n’entends pas... Les Boches ne semblent pas avoir la moindre envie de nous suivre, mais, comme dans la matinée précédente, le tir de leurs diaboliques mitrailleuses nous accompagne.
Ah ! qui a inventé ces infernales machines.
Nous qui n’en avons qu’une contre 10 ou 15 à leur opposer !
Le pire, c’est qu’un bon nombre des nôtres sont encore restés sur le terrain, et, le cœur navré, je suis obligé d’abandonner les plus atteints.
Nous rallions Acheville où est installé un poste de secours.
J’y apprends de la bouche du Dr Hanns, que mes deux excellents camarades Bertin et Cotelle ont été tués au cours de cette affaire.
Le corps du premier est déposé à l’École d’Acheville, quant à celui de Cotelle, il a dû rester entre les mains de l’ennemi...
Il est donc écrit que mes camarades les plus chers, ceux avec lesquels j’avais conçu le projet de rester ami toute la vie par les liens de la plus profonde amitié, tombent tous autour de moi, tandis que moi je suis encore là sans la moindre égratignure !
Quelle fatalité et combien est aveugle la Mort ! Ma peine est infinie et mes yeux se remplissent de larmes...

On nous fait, d’ailleurs, évacuer le village en vitesse et je n’ai même pas le temps de dire un dernier adieu à la dépouille du pauvre Bertin. Inscription de Jacques Bertin au Tableau d'Honneur Morts pour la France..

A la sortie d’Acheville, un de mes concitoyens de Clichy, brancardier au 44e Bataillon de Chasseurs, que j’ai déjà rencontré dans le bois de Crévic, m’offre un quart de café chaud, j’accepte volontiers, cela me fait un peu de bien.

Je me raidis de toute la force de ma volonté et parviens à refouler mon émotion...

XI
J’ai eu, la nuit dernière, la bonne fortune de passer la nuit dans un lit avec des draps.
Des draps, c’est un luxe que je n’ai jamais eu depuis le départ et quoique ayant déjà servis à un médecin-major (tu vois que l’on ne devient pas très difficile) j’ai pu m’y étendre délicieusement.
Je te vois d’ici faire la grimace, sois tranquille, j’avais gardé mon caleçon, mais j’ai enlevé mes chaussettes, tu ne saurais t’imaginer combien cela m’a paru agréable et combien j’ai bien reposé.
Ceci, grâce au pêre D... qui est vraiment un bien brave homme. Dernièrement il m’avait donné 2 bons biftecks et la semaine dernière une côtelette de porc que malheureusement je n’ai pu manger à cause de ma dysenterie.
- Rien de nouveau ici, les attaques sont moins fréquentes.
Je me porte très bien pour le moment et la santé est de nouveau très satisfaisante, mais le froid se fait sentir de plus en plus et les nuits, surtout sur le matin, sont glaciales.
L’hiver s’annonce précoce et n’est pas ce qui nous fait sourire le plus, d’autant plus qu’ici la température est fort différente de celle de Paris.
Je comprends que les pioupious de l’Est se plaignent du froid...

Aujourd’hui le canon se tait et nous trouvons ce silence bizarre, nous y sommes tant habitués. Ce village nous semble d’un calme inusité, plus de sifflement d’obus, plus d’éclatement. Nous n’avons plus à lever la tête pour voir de quel côté vont les obus. Que veut dire ce silence ? Nous qui nous attendions à un bombardement de Châtillon.

Au revoir, ma bonne Suzanne, j’espère avoir au courrier une bonne lettre de toi. Espoir, espoir...
P.-S. - J’ai été passer une heure à l’église ce matin. N’est-ce pas le premier vendredi du mois ? J’ai prié de tout cœur à votre intention et ai demandé à Notre Bon Maître de vous prendre tous sous sa protection.

XII)
 Situation de prise d'armes : 16 officiers 1 525 hommes :
La situation demeure la même, les renseignements fournis par les reconnaissances montrent que l'ennemi perfectionne ses tranchées à l'ouest de Loivre.
Deuxième essai de l'incendie du bois de Chauffour, mais sans résultat...
Pertes : 3 blessés au cours d'une reconnaissance. 5 évacués pour maladie.
Voilà 15 jours que j’ai rien écrit sur mon carnet mais j’ai envoyé des lettres à la famille et j’ai hâte d’avoir des nouvelles. Après la relève, notre repos au sud de Reims a duré 3 jours au lieu d’une semaine.

Le colonel Magnan est notre nouveau chef de corps.
Le 20 septembre, après une canonnade, nous marchons vers Bézanne et occupons le remblai de chemin de fer sous les obus.
La nuit, on marche sur Ville-en-Tardenois jusqu’à 2h00, puis l’après-midi vers Cramaille.
En fait, je ne sais pas très bien ce qui se passe.
On marche vers l’Ouest.
Le 25 septembre, des convois automobiles nous emmènent à Compiègne en passant par Dommiers.
Puis le lendemain, on embarque à nouveau vers Aubigny et Daours au sud d’Albert.
Le 27, c’est l’ordre d’attaque vers Contalmaison avant d’aller à Bazentin.
Les Allemands nous foncent dessus, c’est furieux, très violent et ils nous débordent.
On se replie sur Contalmaison et Ovillers sous un déluge de feu et on se terre dans des tranchées.
Le 29, il faut prendre le village de la Boiselle, tout le régiment avec ses 12 compagnies attaque à la baïonnette sous un déluge d’artillerie et de mitrailleuse.
Il y a des morts et des blessés partout.
C’est pire qu’à Maissin et Normée... Notre capitaine, de Vallavielle est blessé... Dans notre bataillon, le sous-lieutenant Rivière de la 2ème compagnie est tué et deux sergents, dont Petitgars, un bon copain de la section.
On ne compte plus les tués, heureusement, pas de morts dans mon escouade mais 2 blessés.
L’attaque a échoué et il faut revenir dans nos tranchées de Contalmaison sous une pluie d’obus.
On creuse toute la nuit pour mieux nous protéger.

Le 30 septembre, on repart à l’assaut de la Boisselle vers midi.
L’ennemi a fait comme nous en s’enterrant et il nous attend dans ses tranchées et derrière les murs crénelés du village avec ses mitrailleuses.
On est bloqué à 150 mètres des premières maisons.
Le colonel Magnan est gravement blessé et remplacé par le lieutenant-colonel Bonne qui commande le 2ème bataillon.
C’est effrayant :
Il y a encore plus de morts et de blessés qu’hier.
Le pire c’est les cris et les gémissements des blessés là, devant nous, parfois à quelques mètres et on ne peut rien faire.
Aller les chercher serait se faire tuer à coup sûr.
On reste là sur place toute la nuit et ça tiraille sans cesse.
Le lendemain matin, notre artillerie donne beaucoup et on sort des tranchées pour l’assaut.
Rien à faire, c’est encore une catastrophe.
On ne les prend pas et on retourne dans nos tranchées.
Mon copain d’enfance de Charzais, Maurice Dieumegard a été tué, il est de la 2e escouade à mes côtés. On est né tous les deux en août 1892, et fait l’école ensemble. C’est terrible...

Il y a eu une cinquantaine de tués, plus de 400 blessés et disparus, presque autant qu’à la Normée début septembre, c’est affreux.
Voilà nous sommes dans nos tranchées, on ne bouge plus. Combien de temps encore à être face à face à se tirer dessus.
L’ennemi s’est bien enterré et nous pareil.
Ils sont là, devant nous presque à portée d’un lancer de caillou.
On est épuisé et on peut pas dormir ou très peu, à bout de fatigue.
La nuit dernière, en rampant, on a pu tirer quelques blessés, mais beaucoup étaient déjà morts.
C’est horrible ! Quand ça va-t-il finir ? Comme je voudrais être à Fontenay en ce moment.  

XIII)
Je vais un peu mieux mais toujours un peu de fièvre et cette inguérissable dysentrie.
Je reçois une lettre de ma mère du 17 septembre date de Vienne où elle a été voir Roger à l'hopital
« Je pense que tu tiens compte de toutes mes recommandations religieuses et autres, [tu sais l'adresse de Roger Anginieur orthographe incertaine mais ce nom apparaît dans les archives départementales de la Nièvre] légation de France à Christiania (en cas de prisonnier). Je reçois tes dépêches en 24 h et tes lettres en 8 et 10 jours. J'ai reçu une bonne Lettre de Bourillot (notre chauffeur ancien tampon dans notre garçonnière de Bourges place Gordaine. Ton père est venu hier me dire adieu persuadé qu'on va le reprendre dans 8 jours. Je ne puis croire qu'on le reprenne dans l'active. Il vous envoie de fréquents mandats. Je t'embrasse bien fort contente des bons sentiments que je trouve dans tes lettre à nous, à Roger etc... Je vous recommande au bon Dieu à la Sainte Vierge de Fourvière et de Lourdes. Invoquez Jeanne d' Arc. ».



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