24 FÉVRIER 2016
Cette
page concerne l'année 443 du calendrier julien. Ceci est une
évocation ponctuelle de l'année considérée il ne peut s'agir que
d'un survol !
DISSERTATION HISTORIQUE-PHILOSOPHIQUE SUR LE PAYSAGE
« Le principe de Zong Bing ». En d'autre termes, le paysage excède sa forme matérielle. Or ce principe a été reconnu dès la naissance de la notion de paysage, en Chine méridionale, sous les Six-Dynasties. Zong Bing (375-443), premier théoricien du paysage dans l'histoire humaine, écrit en effet ce qui suit dans les premières lignes de son Hua shanshui xu (Introduction à la peinture de paysage) : « Quant au paysage, tout en possédant une substance visible, il tend vers l'esprit (zhi yu shanshui, zhi you er qu ling) ».
Comprise
dans le sens que je viens de dire, cette sentence représente ce qui
est ici nommé.
Zong
Bing est peintre. On rapporte qu'il aime tant se promener pour
admirer les paysages qu'il oublie souvent de rentrer chez lui, le
soir. Il fait retraite (yindun) sur le mont Lu dans le Jiangxi et sur
le mont Heng dans le Hunan. Devenu vieux et infirme, il peint sur les
murs de sa chambre les mingshan (monts renommés) qu'il a aimés dans
son bel âge.
Il
est intéressant de comparer cette attitude avec celle de l'un des
contemporains de Zong Bing, qui vit mais à l'autre bout du Vieux
Monde, Saint Augustin (354-430), lequel écrit ce qui suit dans un
passage fameux des Confessions :
Et
les hommes vont admirer (et eunt homines mirari) les sommets des
montagnes, les hautes vagues de la mer, le large cours des fleuves,
les baies incurvées de l'océan, le cours des astres, et ils se
négligent eux-mêmes (et relinquunt se ipsos).
Ce
passage a une importance décisive dans l'histoire de la pensée
Européenne. Augustin dit en effet ici qu'au lieu d'admirer le
spectacle extérieur de la nature, l'on doit se retourner vers
l'intérieur de soi-même.
Pourquoi
? Parce que Dieu habite là, dans ce qu'Augustin appelle memoria et
qui deviendra plus tard notre conscience : manes in memoria mea,
Domine (X, 25, 36 : Tu demeures en ma conscience, Seigneur).
Augustin
pourtant ne s'en est aperçu qu'après sa conversion : intus eras, et
ego foris (X, 27, 38 : Tu étais dedans, et moi dehors).
Dans
cette conversion du regard, des beautés du monde vers celles, plus
hautes, de la conscience, réside la principale des raisons pour
lesquelles la chrétienté n'a pas découvert le paysage avant la
Renaissance. Comme en témoignent les propres termes de Saint
Augustin, les Romains ont le goût des beaux sites. Nous en avons de
multiples preuves.
Néanmoins,
ils n'ont pas été jusqu'à devenir conscients du paysage comme tel.
Ils n'ont pas les mots pour le dire, et à plus forte raison n'ont
pas écrit à ce propos de traités comparables à celui de Zong
Bing. Ce qu'ils appellent par exemple amoenitas loci (le charme de
l'endroit) ne peut pas se traduire par « la beauté du paysage »,
et quand Vitruve (De Architectura, VII, 5, 2) parle des topia d'une
fresque, cela désigne des motifs picturaux, analogues à ceux d'un
jardin (lesquels se disent topia ou topiaria opera, œuvres
topiaires), non pas un paysage comme tel, ce qui eût été à
mi-chemin entre l'amoenitas loci et des représentations telles que
les topia. Or dans les mentalités romaines, cet « à mi-chemin »
est resté vide.
Tel
n'est pas le cas en Chine. On peut considérer comme l'acte de
naissance du paysage un poème de Xie Lingyun (385-433) De
Jingzhujian par monts et par vaux, vers la fin duquel on peut lire
ces quatre vers :
Qing
yong shang wei mei
Usant du goût, le sentiment fait la beauté
Shi
mo jing shei bian
Chose obscure à qui veut la dire
Guan
ci yi wu lü
La regarder libère des soucis
Yi
wu de suo yi
Compris cela, on peut s'y livrer
Ce
qui veut dire que le paysage n'est pas l'environnement lui-même,
mais une certaine relation, esthétique en l'occurrence, que nous
avons avec lui. La naissance du paysage n'est autre que la naissance
de ce type de relation à l'environnement. Esquissé à Rome, cela
s'est accompli en Chine, dans les milieux littéraires des
Six-Dynasties :
Le
grand retournement d'attitude qui est survenu au IVe siècle de notre
ère et qui a permis la floraison de la vraie poésie de paysage,
c'est que les poètes de cette époque ont décrit les montagnes
comme des lieux bons en eux-mêmes, la nature devient alors une chose
à apprécier pour elle-même (…).
Shan
qi ri xi jia
Les vapeurs de la montagne sont belles au soleil couchant
Fei
niao xiang yu huan
Des vols d'oiseaux de pair s'en reviennent
Ci
zhong you zhen yi
Il y a là le sens de l'authenticité
Yu
bian yi wang yan
Je voudrais le dire, mais j'ai oublié la parole
Et
voilà comment la notion de paysage (shanshui) est apparue dans
l'esprit humain. Ce n'est à coup sûr pas une question de physique
ni même de biophysique, puisque physiquement, sauf cécité,
brouillard ou nuit, l'environnement a toujours été là pour que le
perçoive le regard humain. Redisons que le paysage n'est pas
l'environnement, mais un certain type de relation à l'environnement.
Le problème est donc de savoir si une telle relation existe ou pas.
Dire qu'elle existe suppose que soient remplis cinq critères :
1.
L'existence de traités du paysage.
2.
L'existence d'un ou plusieurs mots pour dire « paysage ».
3.
L'existence de représentations picturales du paysage.
4.
L'existence de jardins d'agrément.
5.
L'existence d'appréciations littéraires (orales ou écrites) de
l'environnement.
Sur
de telles bases, on peut considérer que le paysage est né en Chine,
qu'il a été redécouvert ensuite en Europe à la Renaissance, et
qu'à partir de ces deux sources, il s'est graduellement répandu
dans le monde. On ne doit pour autant jamais oublier qu'il existe ou
a existé autant de types de relations possibles à l'environnement
qu'il existe ou a existé de cultures humaines.
Le
paysage existant réellement, la proposition qui précède pose
directement la question de savoir ce que c'est que la réalité. En
Europe, depuis Platon (428-438 av. J.-C.), l'on a distingué le réel
du phénomène sensible. Il y a entre les deux un écart (chôrismos).
Platon l'expose le plus nettement dans l'onto-cosmologie du Timée,
où il dit que « Il y a et l'Être absolu, et le lieu, et l'être
relatif, qui tous trois existent de façon différente, et sont nés
avant le ciel (on te kai chôran te kai genesin einai, tria trichê,
kai prin ouranon genesthai, 52d). L'être relatif est appelé
genesis, « naissance », et il a besoin pour exister d'un lieu, sa
chôra, tandis que l'on transcende l'espace et le temps. Cette
relation nécessaire entre genesis et chôra est ce qui constitue le
monde sensible, kosmos, lequel n'est lui-même qu'une image (eikôn)
de l'Être véritable (ontôs on) ou absolu, c'est-à-dire du réel,
qui est invisible et ne peut être saisi que par le logos. Comme le
dit la dernière phrase du Timée (92c),
Ayant
pris en lui-même tous les vivants mortels et immortels, et empli de
cette manière, le monde (kosmos) est né, vivant visible contenant
tous les vivants visibles, dieu sensible fait à l'image de
l'Intelligible (eikôn tou noêtou theos aisthêtos) (…)
tandis
que plus haut, Platon écrit que la connaissance véritable concerne
l'Être, et que les phénomènes du monde sensible ne sont qu'affaire
de croyance : « Ce que l'être est au devenir, la vérité l'est à
la croyance » (hotiper pros genesin ousia, touto pros pistin
alêtheia, 29c).
Cette
distinction métaphysique entre le sensible et le réel, jointe à
l'idée qu'il y a des proportions mesurables (summetriai) entre les
choses, est à l'origine lointaine de la science moderne, laquelle,
pour ce qui nous concerne ici, est illustrée par l'Optique de Newton
(1704). Depuis lors, il est devenu impossible de confondre
l'apparence des choses avec ce qu'elles sont en réalité.
Cependant,
des physiciens comme Eugene Wigner ou des mathématiciens comme Roger
Penrose ont souligné quelle « extravagante » exactitude le logos
(ici, l'utilisation des mathématiques en physique) peut atteindre
dans la saisie des propres lois de la matière, ce qui mène Penrose
à postuler l'existence d'un monde « platonique » (c'est-à-dire
l'ontôs on de Platon), reliant mystérieusement le monde mental et
le monde physique.
Pour
variées que soient ces thèses, non moins que leurs méthodes et
leurs champs respectifs, elles reviennent toutes à dire ceci : La
réalité, c'est ce que nous saisissons, mais le réel demeure
métaphysique.
Pareille
distinction a une longue histoire dans la pensée Européenne. On
peut dire qu'elle remonte à l'accent que Parménide (544-450 av.
J.-C.) a mis sur l'être. En concevant Dieu comme un Être absolu,
les trois monothéismes du Livre ont rendu cet accent plus
déterminant encore. Au contraire, de l'autre côté du Vieux Monde,
l'accent est mis sur le non-être (le Vide, kong, ou le Non-Étant,
wu) ; et corrélativement, la distinction métaphysique entre l'être
et les étant qui peuplent le monde sensible n'a pas eu lieu, ou a
été niée. Par exemple, il est dit dans le Grand Commentaire (Xi
Ci) du Livre des Mutations (Yi Jing) que « Ce qui est en amont de la
formation s'appelle la Voie, et ce qui est en aval le Récipient
(Xing er shangzhe wei zhi Dao, xing er xiazhe wei zhi Qi, A
11-12)[36] ». Le mot xing veut dire ici le
processus d'actualisation de ce qui existe, mais, plus
particulièrement, cela désigne cette forme visible et substantielle
qui, dans la conception Chinoise de l'environnement, pose mais ne
borne pas le paysage. Elle n'en est que le récipient (le topos), et
l'on doit également considérer ce qui est « en amont » de ce
récipient : Le processus phénoménal de la venue à l'existence de
ce qu'il recueille, « en aval » des profondeurs mystérieuses que
les taoïstes ont appelé Yu Shen, « l'Esprit du Val », ou Xuan
Pin, « la Femelle Obscure » :
Yu
Shen bu si L'Esprit
du Val ne meurt pas
Shi
wei Xuan Pin
On l'appelle la Femelle Obscure
Xuan
Pin zhi men La
porte de la Femelle Obscure
Shi
wei tian di gen S'appelle
Racine du ciel et de la terre
Mian
mian ruo cun Fil
ténu comme on existe
Yong
zhi bu qin
En user ne l'épuise
Ces
images sont proches de celles que Platon utilise dans le Timée
lorsqu'il qualifie la chôra de « nourrice de l'existence »
(geneseôs tithênê, 52d). Elle aussi, la chôra ne meurt pas, et
comme l'être, qu'il soit relatif (genesis) ou absolu (on), elle est
antérieure au ciel (ouranos) - c'est-à-dire, à l'ordre du monde
(kosmos).
C'est
donc une grande ironie de l'histoire que, sous Meiji, l'on ait
traduit en japonais l'allemand Metaphysik par keijijôgaku,
c'est-à-dire, par un emprunt direct au Livre des Mutations, « étude
(gaku) de ce qui est en amont de l'actualisation (keijijô) » ; et
que cette traduction, prononcée xingershangxue, ait été ensuite
reprise par les Chinois, alors que le sens originel de l'expression
xing er shang exclut l'idée même de chôrismos !
Or,
la métaphysique étant l'origine lointaine de la science moderne
(comme, entre autres, l'a souligné Heidegger) et par conséquent de
la vision du monde occidental contemporain, elle est, après la
restauration de Meiji (1868), l'objet d'un questionnement fréquent
dans la pensée japonaise.
Le
résultat le plus remarquable de ces interrogations est l'idée,
incarnée entre les deux guerres mondiales dans l'École de Kyôto
(Kyôto gakuha), qu'un « dépassement de la modernité »
(kindai no chôkoku) doit substituer à la métaphysique Européenne
une vision radicalement différente, absolutisant le non-être au
lieu de l'être. C'est ce qu'illustre la « logique du lieu » (basho
no ronri) de Nishida Kitarô, laquelle est centrée sur le prédicat
au lieu du sujet comme dans la logique aristotélicienne. Pour
Aristote, le sujet (hupokeimenon) est un être substantiel (ousia),
et corrélativement le prédicat - ce que l'on dit du sujet -
n'existe pas vraiment. Nishida quant à lui assimile le prédicat à
un lieu (basho) qui subsume l'être. Il montre aussi que le monde
historique est un prédicat (effectivement, le monde n'est autre que
l'ensemble des termes dans lesquels nous saisissons l'être,
c'est-à-dire le « prédiquons »).
Ce
rapport-là, que l'on voit dans l'image de l'horizon qui apparaît
lorsque l'humain se dresse comme tel, ce n'est autre que la réalité.
La réalité, notamment, du paysage, lequel n'existe pas sans
horizon. Le paysage n'est pas la terre elle-même, contrairement à
l'illusion du scientisme. La terre peut s'illustrer par une
photographie aérienne à la verticale. Tel n'est pas le cas du
paysage, qui, lui, suppose une vue en oblique, laissant voir le ciel
au-dessus de l'horizon. Autrement dit, le paysage, nécessairement,
suppose une prédication humaine. En ce sens, distinguer entre «
paysages naturels » et « paysages culturels » est absurde. Il
n'existe rien de tel qu'un « paysage naturel », puisque le fait
même de percevoir un paysage est le prédiquer en un monde humain.
Ignorer cette prédication - c'est-à-dire réduire la réalité au
réel - conduit à l'inhumaine absurdité d'un monde niant
l'existence humaine.
En
d'autre termes, le paysage est bien ce que Zong Bing a anticipé : A
la fois une substance (un sujet) et, sur cette base, l'ouverture
d'une monde (un prédicat) par l'œuvre humaine. Cela veut dire que,
pour étudier le paysage en particulier, ou l'écoumène en général
(le rapport de l'humanité à l'étendue terrestre), nous devons
dépasser la réduction moderne de la réalité au réel. Comme la
physique elle-même en est venue à le montrer, le réel pur est
inconnaissable, car il n'est pas prédicable. A fortiori quand il
s'agit de notre monde à l'échelle sensible : La réalité suppose
le réel, mais non moins sa prédication par l'existence humaine. Le
paysage illustre exemplairement cette relation cosmogénique, et
c'est en quoi le principe de Zong Bing nous suggère comment dépasser
la modernité.
Zong
Bing
www.silkqin.com/09hist/qinshi/zongbing.htm
Traduire
cette page
Zong
Bing (375-443), known by his style name as Zong Shaowen, was (see
Giles) carefully raised by his mother, passed the exams but refused
office, then ...
Termes
manquants : année alias
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