dimanche 27 novembre 2016

EN REMONTANT LE TEMPS... 186

31 OCTOBRE 2016...

Cette page concerne l'année 186 du calendrier julien. Ceci est une évocation ponctuelle de l'année considérée il ne peut s'agir que d'un survol !

DIFFÉRENCE ENTRE APPARAT ET PROPAGANDE.

L'ARC DE TRAJAN.
On qualifie aujourd’hui de propagande monarchique les monuments, les décors, les palais qui rehaussent la figure d’un souverain d’autrefois, on répète que le décor sculpté ou peint des églises médiévales est la Bible des illettrés, on dit que les frises sculptées qui s’enroulent autour des colonnes de Trajan Œuvre d’Hadrien selon A. Claridge, Hadrian’s Column... et de Marc Aurèle à Rome, ou de Napoléon sur la place Vendôme à Paris, sont de la propagande impériale.
Or un petit fait paradoxal est que souvent les décors figurés de ce genre sont ainsi placés dans la construction, que leurs détails ne sont guère visibles, en outre, ils sont difficilement compréhensibles pour l’homme de la rue, lequel, du reste, se soucie fort peu de les regarder.
Prenons pour point de départ ce petit fait, reconnu plus d’une fois depuis un siècle et discuté récemment par deux archéologues éminents, Salvatore Settis et Paul Zanker

La faible « lisibilité » d’une imagerie peu visible ne signifie pas pour autant que l’iconographie est une vaine science qui n'apprend rien sur une société, ses réalités, ses idées, au contraire, une image trop savante qui n’émeut guère les passants traduit au moins les idées de ceux qui ont conçu cette image et qui sont souvent proches des autorités politiques ou religieuses, elle représente une doctrine officielle depuis les Summériens.

« Le mot de propagande », écrit R. Syme  « est souvent employé à l’époque actuelle. Il peut s’appliquer à la période des guerres civiles Romaines et des rivalités entre dynastes, mais il convient moins bien aux époques de paix et d’ordre.
Il sera nécessaire de faire des distinctions : Il existe une propagande à vide d’où est absente la compétition : Le public est passif ou déjà conquis, ce qui est recherché n’est pas la persuasion, mais l’exhibition du pouvoir et des bienfaits ».
Les successeurs d’Auguste exhiberont ainsi leur faste monarchique. Quant à Auguste lui-même, au fondateur du régime impérial, on voit que son cas a été différent : Ni propagande proprement dite ni apparat, mais un cas non moins typique, l’exaltation des foules pour le chef bien-aimé qui a pris la tête d’une sorte de croisade... Soit dit en passant, ces 3 espèces, propagande, apparat et charisme, correspondent aux trois célèbres idéotypes du pouvoir chez Max Weber : Pouvoir constitutionnel, traditionnel, charismatique.

Longtemps les archéologues se sont bornés à signaler d’un mot ce manque incontestable de visibilité, à le regretter ou à en proposer une explication  (René Cagnat et Victor Chapot, Manuel d’archéologie... ) « disposition audacieuse, extrêmement originale, qui a cependant le grave défaut d’interdire à l’observateur, où qu’il se place, une vue complète », écrivent par exemple Cagnat et Chapot en 1916.
Il y a plus : L’hélice, dont l’étagement place les reliefs trop haut pour la vue, enlève aussi toute envie de les regarder : Qui s’aviserait de tourner pour cela 23 fois autour de la colonne, le nez en l’air, pour distinguer... pas grand-chose ? A-t-on vu beaucoup de Parisiens tourner autour de la colonne Vendôme ? Malheureusement, il y a une vingtaine d’années, ces évidences tranquilles ont été érigées en problème par l’auteur de ces lignes, qui cherchait à remonter vers leur principe (qui est que l’art est expression autant que communication). Cela fait l’effet d’une « provocation », pour y parer se sont multipliées les tentatives de nier l’évidence de cette non-visibilité. Il semble, en effet, que des archéologues se soient crus menacés par les conséquences qui découlent de cette non-visibilité : Ils ont craint que l’iconographie ne passe pour une science inutile, ou que les images n’aient plus d’effet sur la société. Pourtant, personne n’a nié l’utilité des études iconographiques ni n’a « confondu projet et réalisation »

Parmi ces tentatives de sauvetage, celle de S. Settis, en 1991, a eu une diffusion internationale. Le savant Italien s’est proposé de répondre à ce que j’avais écrit sur le peu de lisibilité et de faire avancer le problème en utilisant la sémiologie de la communication. Il recourt pour cela aux notions de « lecteur idéal » et de « redondance » Il suffit que ce lecteur idéal ait aperçu un petite partie de ces reliefs pour comprendre la signification du tout. Somme toute, le faste impérial n’en demande pas davantage et l’éducation civique du public, non plus. Toutefois, le passant voit aussi qu’on ne s’est pas proposé de bien lui faire voir ces reliefs, que le décor de la colonne ne lui est pas destiné et que ce monument officiel, impérial, a pour destination quelque chose de plus élevé que sa petite personne.

Qu’évoque aux yeux des Romains cette chronique militaire ?
Dans quelle catégorie la rangent-ils ?
En voyant ce bandeau illustré s’enrouler en spires, pensent-ils à un livre, à un volumen analogue à ceux que contient, non loin de là, la bibliothèque du forum de Trajan, comme Settis l’a supposé ingénieusement, (trop ingénieusement peut-être ? C’est possible, mais ce n’est pas nécessaire, les spectateurs n’ont pas besoin de penser à un volumen ni à la bibliothèque voisine pour voir de leurs yeux que la frise s’enroule autour de la colonne. Et, si une analogie leur vient à l’esprit, c’est plus simple : La frise est pour eux la réédition sur le marbre de la longue série de panneaux de bois peint qui, selon une coutume bien connue, ont été exhibés au public lors du triomphe de Trajan sur la Dacie.
Les reliefs de l’arc des Sévères reproduisent aussi de pareilles peintures triomphales. Ces peintures montrent aux spectateurs les épisodes successifs de la guerre et, au passage, des orateurs les expliquent au peuple. Coutume connue par des textes détaillés....

BAS-RELIEF ÉGYPTIEN
Le fait demeure que la majeure partie des reliefs échappe aux regards du spectateur. Il est douteux qu’un sémiologue voie là de la redondance. Or il semble paradoxal qu’on ait inutilement taillé dans le marbre cet interminable livre d’images sans légendes, scandé par les conquêtes de bourgades barbares dont nul ne sait le nom ni l’emplacement, un esprit trop rationnel ne peut admettre qu’une imagerie ait été sculptée pour être peu visible et peu compréhensible.
La critique de Settis découle de ce rationalisme selon lequel une œuvre d’art a naturellement des spectateurs, puisqu’elle a pour seul but concevable de communiquer, d’informer. Cette indifférence s’explique bien simplement : Le décor de la colonne est une expression d’apparat impérial et non une information de propagande communiquée au spectateur.

Car les œuvres d’art sont souvent plus expressives qu’informatives. Le langage nous sert tantôt à communiquer de l’information, tantôt à donner des ordres, tantôt à exprimer, pour nous-mêmes ou pour l’Absolu, ce dont notre cœur déborde. Mais, à vrai dire, l’information donnée à autrui contient toujours plus ou moins d’expression de soi-même ou, pour parler un jargon expéditif, de narcissisme, la propagande la plus cynique recèle une part de ce narcissisme. On ne peut pas tout ramener à de la propagande ni à de la consumption, ni à de la « distinction » sociale. ce serait du rationalisme un peu court ou du puritanisme satirique.

Le problème se déplace alors de la sémantique vers une pragmatique, ce qui importe est moins le contenu du message que la relation qu’il établit avec autrui. Et c’est ici que nous retrouvons une force des images qui est aussi puissante que celle de la propagande.
Expression de la grandeur monarchique, le décor de la colonne semble ignorer l’existence des spectateurs, mais n’en établit pas moins un rapport de force avec eux, qui se trouvent moins informés qu’impressionnés.
L’apparat monarchique est une expression de soi qui est impressionnante pour autrui parce qu’elle semble découler d’une supériorité naturelle qui se suffit.

Mais revenons sur le peu de visibilité qui a surpris comme un paradoxe. Cette surprise est étonnante, car, si l’on a des yeux pour voir, le cas de la Trajane serait plutôt la règle que l’exception. Un autre exemple qui n’a pas moins surpris  Robert Parker, Athenien Religion, Oxford, Clarendon,... est le Parthénon : La frise des Panathénées, bien visible au British Museum, où elle est exposée à hauteur d’homme, était indistincte in situ, dans la pénombre de l’étroite peristasis du temple, sous le plafond, à douze mètres de haut. Au British Museum, nous voyons la frise « à la manière..., comme chacun peut le vérifier sur le bandeau ouest. On aurait plus vite énuméré les édifices où le décor est lisible que ceux où il ne l’est guère, faudra-t-il inventer pour chacun de ces cas une justification ingénieuse ? Si l’on veut étudier la statuaire de Chartres, l’art du Bernin à Saint-Pierre de Rome ou les mosaïques de la nef de Sainte-Marie-Majeure, il faut utiliser une longue-vue ou recourir à la publication de Wilpert.
Sur l’arc de triomphe de l’Étoile à Paris, les frises de la partie haute des piliers, Bataille d’Austerlitz, Passage du pont d’Arcole, ne sont identifiables qu’au moyen de jumelles. Révélé par la photographie vers la fin du XIXe siècle, le célèbre sourire de l’Ange de Reims est indistinct, vu du parvis de la cathédrale. C’est Charles Proust qui parle de « ces sculptures gothiques, dissimulées au revers d’une balustrade à 80 pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que personne n’a jamais vues »...

Cette difficulté de lecture, si fréquente, s’explique par le grand nombre de buts et de contraintes architectoniques, esthétiques, fonctionnelles, etc., qui sont difficilement conciliables lors de l’édification d’un monument. Un sanctuaire ou un monument civil ne sont pas des musées, n’exposent pas des œuvres d’art pour la jouissance esthétique des visiteurs. Les souhaits du maître d’œuvre ne sont pas ceux du commanditaire, du sculpteur, du mosaïste ou du fresquiste, dont les motivations ne sont elles-mêmes pas simples, l’idée ingénieuse de présenter les reliefs de la Trajane en spirale autour du fût est entrée en conflit avec leur visibilité...
PARTHÉNON
Pour l’architecte, un décor figuré n’est guère que décoratif et sert à rehausser l’édifice.
Pour un propriétaire privé, un maître de maison, donner aux visiteurs le sentiment d’un décor luxueux suffit généralement à son bonheur. Les archéologues se montrent plus exigeants 

Aussi la lisibilité des images n’est-elle pas toujours un souci primordial.
À la fin de la République Romaine, les magistrats monétaires, au revers de leurs émissions, faisaient figurer des symboles et des légendes abrégées qui étaient les blasons et les devises de leurs gentes respectives et qui n’étaient guère déchiffrables que pour eux-mêmes et pour les membres de leur gens. Un cas extrême est celui de la falaise de Behistoûn, Darius le Grand y a fait graver, à la gloire de son règne, une inscription trilingue au sommet d’un à-pic où seuls les aigles ou des alpinistes au bout de leur corde peuvent la lire.

Une question va nous servir de prétexte : Est-il vrai que le décor peint ou sculpté de nos vieilles églises était la Bible des pauvres et servait à l’instruction des illettrés, comme l’affirme Grégoire le Grand et comme on le dit souvent ? « nombre de sculptures et de vitraux placés dans les parties hautes des cathédrales sont soustraits aux regards des spectateurs d’en bas, leurs créateurs peuvent difficilement nourrir l’illusion que le message parvienne à ses destinataires, à supposer qu’ils aient voulu en confier un à leurs œuvres. On a l’habitude de dire, dans ces cas-là, que les œuvres en question ont été créées ad majorem Dei gloriam, n’est-ce pas une façon d’avouer que la communication et l’enseignement ne font pas partie des fonctions essentielles de l’œuvre d’art ? »

On peut supposer aussi que l’artiste a l’amour de son métier et le désir de faire beau (en Grèce, des statues des frontons ont la partie arrière, qui n’est pas visible, aussi soigneusement élaborée que la partie antérieure), l’artiste travaille à la tâche parcellaire qui est la sienne, son « spectateur idéal » occupe la même place que lui devant l’œuvre en cours d’élaboration et la voit fort bien. L’imagerie religieuse a-t-elle « une vertu pédagogique ?
L’homme du Moyen Âge comprend-t-il ce qui est représenté ? Sans doute pas. Certains emplacements décorés sont invisibles pour le plus grand nombre.
A Reims, par exemple, dans les parties supérieures des voussures de la rose du transept, il y a de petites statuettes très intéressantes, avec des têtes expressives uniques dans l’art du XIIIe siècle, mais que personne ne peut voir du sol.
Ensuite, rares sont les gens familiers de l’Écriture Sainte, même dans le clergé. Or il faut avoir reçu une formation théologique poussée pour comprendre par exemple les vitraux ou les portails de Chartres »

Quant au désir d’être compris par l’homme de la rue, il ne s’impose guère à ces 3 personnages. Certaines scènes sont claires pour tous : batailles, comptines, sacrifices.
La signification de certains stéréotypes, de certains symboles, est entrée dans la culture populaire, car l’exemple impérial est imité dans la société, la couronne civique ou la Victoire tenant le clipeus virtutis augustéen sont entrées dans l’usage privé.
L’iconographie de l’Ara Pacis, où l’on est allé chercher des interprétations trop subtiles n’est pas très compliquée, chacun peut déchiffrer scènes et allégories (le pieux cortège des grands personnages, Roma en armes, l’Italie au milieu de ses enfants), le décor floral présente un symbolisme aussi immédiat que pour nous le rameau d’olivier de la Paix : La conjonction du laurier d’Apollon et du lierre bachique suggère un régime conciliant, ami de l’ordre public et de la félicité publique le style même de ce décor exubérant, mais maîtrisé et gracieux évoque le siècle d’or qu’est le nouveau régime, sa beauté classique étant rassurante et ordonnée.

Considérons le portrait célèbre et souvent mal compris de Caracalla jetant de côté un regard oblique et méfiant. Dans ce regard oblique, on a longtemps cru trouver... où l’on a longtemps cru voir le regard fourbe d’un traître de mélodrame.
En réalité, l’empereur est en statio, en sentinelle. Il fait le guet pour veiller au salut de l’Empire. Mais qui peut comprendre cette intention, sauf un homme de culture qui connaît le groupe plastique d’Ulysse dérobant le Palladium sous la protection de Diomède ?
Ce qui en dit long sur le milieu artistique. Les artistes gréco-romains ne sont pas des artisans.... Ils sont très conscients de leur dignité, ils considèrent qu’ils récapitulent tout l’art du passé, ils sont aussi sophistiqués que les écrivains et les philosophes. Vers l’an 200, un peintre, converti au christianisme, écrit sur la théologie. Nous songeons à Hermogène, bête noire de Tertullien :.... De pareils artistes se soucient généralement peu d’être compris du vulgaire.

BAS-RELIEF DU XVIII SIÈCLE
Les ensembles figurés qui relatent des biographies impériales demeurent, eux aussi, peu compréhensibles et peu attirants, on n’est pas aussi avide de les détailler que l’esclave d’Horace qui, debout sur la pointe des pieds, se régale d’une peinture qui fait voir le combat de deux gladiateurs célèbres, Horace, Satires, II, 7, 96..
Les panneaux de l’arc de Trajan à Bénévent ne sont déchiffrables que pour un spectateur connaissant dans le détail la biographie du prince, sa jeunesse Espagnole, son cursus honorum et aussi, par les archives municipales, les libéralités qu’il a faites à la cité de Bénévent, encore n’est-il pas certain qu’il ait compris la scène de l’attique où Jupiter tend son foudre à Trajan.
Les peintures mythologiques dans les demeures privées sont non moins lettre close, connaître la Fable demeurant le privilège d’une éducation libérale.

Les auteurs de pareils décors publics ou privés, ainsi que leurs conseillers, ont voulu satisfaire leur conception idéale, à la différence des publicitaires d’aujourd’hui, ils n’ont guère songé à viser une « cible » une catégorie donnée de destinataires. Les autorités et les doctes parlant comme ayant autorité, disent ce qu’ils ont à dire et se soucient peu du reste, en outre, par narcissisme, ils se donnent le plaisir de leur propre ingéniosité, comme font les poètes hermétiques, seraient-ils les seuls à comprendre leur œuvre.

Ce qui amène à faire encore une autre distinction. Quand elle est compréhensible au commun des mortels, l’imagerie a une force didactique, éducative, l’identité nationale et républicaine des Français s'est formée autour de quelques symboles simples, répétitifs et compris par tous.
Mais une imagerie possède aussi sa force pragmatique, qui agit sur les esprits par la position qu’elle prend par rapport à ses interlocuteurs, auxquels elle s’adresse comme ayant autorité ou même en semblant les ignorer... Cet effet se retrouve partout à quelque degré, outre son message, une coûteuse campagne de publicité moderne prouve la richesse et la puissance de la firme qui l’a commandée, ce qui lui attire le respect et la confiance de l’acheteur.

Commençons par la force didactique, informative, et détaillons longuement le problème du monnayage impérial. Pour le peuple comme pour Jésus de Nazareth, l’effigie de César, empreinte au droit des monnaies, est la preuve de sa légitimité. Considérons les revers des monnayages avec leurs figures allégoriques, la Paix, la Piété, la Sécurité, etc.
Nous autres n’attachons pas beaucoup d’attention aux pièces de monnaie qui nous passent par les doigts (nous sommes saturés d’images et nous avons les journaux), mais les Romains, eux, les regardaient. Les images et légendes des monnaies sont une expérience... : La monnaie, qui appartient au prince, est une expression du prince, dont le public curieux de politique tire des conclusions.

Les biographes et les panégyristes scrutent les monnaies, parfois de très près. Julien infère, des portraits de Claude II, que cet empereur a des goûts modestes, Julien vante « la simplicité de mœurs et la modestie....
Dans sa Vie de Constantin, Eusèbe écrit que la foi profonde de cet empereur « peut être inférée de ses monnaies d’or, où il est figuré avec les yeux levés vers le ciel, à la manière d’un homme en prière », ces monnaies, ajoute-t-il, « circulent dans tout l’Empire ».
En outre, « dans mainte cité » ses statues le montrent dans une attitude de prière, « les yeux vers le ciel et les mains élevées ».
ABBATIALE DE CONQUES
Plus loin, Eusèbe essaie de donner une interprétation chrétienne du monnayage qui, au lendemain de la mort de Constantin, le représente sur un quadrige, selon l’imagerie païenne de la consecratio in numerum deorum, il n’aurait pas parlé de ces monnaies embarrassantes si elles n’avaient retenu l’attention de l’opinion... Lors d’une victoire ou de la mort d’un empereur, quand parvient à Rome la nouvelle de la mort de Constantin, le Sénat fait exposer une peinture où l’on voit le défunt souverain reposant sur la voûte céleste.

Un nouvel empereur n’a pas à exposer de programme au pays, car un chef n’est pas un candidat, il entend être respecté et obéi d’office. Certes, au début de son règne, chaque empereur adresse un discours au Sénat, par lequel, plutôt que de leur exposer un projet politique, il leur promet surtout de ne pas les faire mettre à mort tyranniquement, mais le monnayage n’en porte pas trace. Aucune des monnaies de Trajan ne célèbrera la liberté ni la sécurité, alors que le panégyrique de Pline porte aux nues la liberté sénatoriale et la sécurité face à la délation.
En leurs règnes si brefs qu’ils ne sont guère que des débuts de règne, Claude II et Tacitus exhibent les mêmes allégories des bienfaits impériaux et les mêmes célébrations de l’appui de l’armée : Affirmations si banales et si peu programmatiques qu’elles ne permettent même pas d’infirmer ni de confirmer le caractère pro-sénatorial de Tacitus dont parle l’Histoire Auguste.

Il existe bien une pièce de Trajan qui représente le prince et le Sénat debout côte à côte, mais elle n’expose pas là un programme de future politique pro-sénatoriale, car l’empereur régnait déjà depuis trois ans... Cette monnaie commémore un événement à savoir le discours de Trajan au Sénat du 1er janvier 100, invitant le Sénat à parler librement et à partager avec lui la cura imperii, selon qui les monnaies commémorent les actions qu’un empereur a accomplies, ses bienfaits et ses victoires, et non pas les principes dont il se réclame.
Le monnayage de Nerva est particulièrement précis à cet égard : vehiculatione Italiae remissa ou fisci Iudaici calumnia sublata, lit-on sur ses revers.
Lorsque, après le meurtre de Domitien, le monnayage de Nerva vante la providentia senatus, la libertas publica et l’année de la libertas restituta, ce n'est pas là un beau programme, mais la célébration de ce qui vient de se passer cette année-là. Bref, les monnaies commémorent les victoires et les bienfaits du prince. Pour être bienfaisant, il suffit à un prince d’exister et de régner, il est bienfaisant par essence, si bien que le présent règne fait vivre automatiquement les peuples dans la liberté et la prospérité. Selon un lieu commun fréquent. On retrouve la mentalité monarchique à propos de la différence entre propagande et apparat.

Le monnayage n’est pas davantage de l’information, il n’est pas destiné à annoncer les nouvelles officielles : Au bout de combien d’années une monnaie frappée en 71, avec pour légendes Iudaea capta, ou sous Aurélien, avec restitutor Galliarum, parvient-elle dans la main d’un Breton ou d’un Égyptien ? Ceux-ci, du reste, ont appris au bon moment, par un édit du gouverneur de la province, ces « bonnes nouvelles », ces evangelia impériaux, et ont reçu l’ordre de les fêter avec toute leur bourgade. Les monnayages ne font qu’éterniser les mérites du prince à la face du ciel, du temps, de la postérité, de l’éternité.
Le premier soin d’un prétendant au trône, d’un « usurpateur », est de frapper monnaie et particulièrement de la monnaie d’or... Les monnaies d’or frappées par des « usurpateurs ».... Ce n’est pas pour informer les peuples ni pour se faire de la propagande, car des monnaies frappées en Syrie ou en Bretagne avaient peu de chances de parvenir à temps en Italie ou en Pannonie. L’usurpateur veut simplement inscrire à jamais son nom et son profil sur du métal et dans l’histoire.
Le monnayage, ce droit régalien, est une pièce de l’apparat monarchique. De même, le premier soin d’un nouvel empereur est, non d’exposer un programme et de faire sa propagande, mais d’annoncer le fait accompli et de faire connaître aux populations les traits de son auguste personne : Son portrait est exposé à Rome... Et des courriers rapides s’élancent sur toutes les routes, pour aller exhiber un portrait peint du nouveau maître dans chaque cité qu’ils traversent.

En revanche, un empereur ne se sert pas de ses monnaies pour propager ses convictions. Un exemple probant en est la numismatique de Constantin : Le monnayage constantinien est si peu systématiquement chrétien, si discret, si réservé en matière religieuse qu’il prouve l’absence d’une politique concertée de propagande religieuse par la voie monétaire.

BAS-RELIEF PALÉOLITHIQUE
À notre avis, ces monnaies dont les allégories répètent que le prince est le bienfaiteur et le défenseur de ses sujets ne sont que des morceaux d’apparat. À la différence de nos campagnes de publicité ou de propagande, elles ne font pas grand effet sur les consciences, leur présence monotone n’apporte rien de neuf, leur absence aurait davantage surpris, on est aussi fidèle sujet du prince avant qu’après. Ce sont des formules de politesse, décernées automatiquement à tous les empereurs, à peu près dans les mêmes termes. Elles sont dues. Elles ne cherchent pas à forcer la conviction, elles suggèrent plutôt ce qui est consensuel, ou qui doit l’être. Bref, elles sont aussi inoffensives que nos timbres-poste. Les exceptions, Auguste le charismatique ou Domitien le censeur, n’en sont que plus significatives...

Toute une imagerie monarchiste et patriotique était partout présente. Par exemple, sur les gâteaux qui étaient distribués à la population après les sacrifices publics, on voyait l’empereur (ou son Génie, tenant une corne d’abondance) qui offrait un sacrifice devant des enseignes militaires. On a retrouvé en Pannonie les moules de ces gâteaux,....

Lorsque, dans un État contemporain, le portrait du dictateur est présent dans toutes les rues, cela prouve que cet homme est partout le maître. Dans les défunts régimes socialistes, des haut-parleurs diffusaient des discours officiels dans les rues, le contenu sémiotique des discours n’est que « langue de bois » qu’on n’écoute pas, le pouvoir prouve par le fait, « pragmatiquement », qu’il occupe l’espace public.
Un monument public occupe, lui aussi, beaucoup d’espace, le décor historié de la colonne Trajane joue un rôle d’appoint, il en rehausse la splendeur, mais c’est le monument en son ensemble qui donne la principale leçon.

Tout cet étalage fastueux, muet et opaque imprègne plus efficacement les esprits que ne le ferait une prédication intentionnelle et discursive, il est reçu avec moins de méfiance. À notre époque et du moins en France, l’enseignement par l’école ne peut pas remplacer l’apprentissage, fort différent, des règles sociales ou politiques par l’exemple et par l’emprise du monde familial et social.

On retrouve ici la différence entre apparat et propagande, la propagande, comme la publicité, est l’entreprise de conquête d’une opinion encore incertaine, elle vise à convaincre des gens qui ne sont pas convaincus d’avance ou qui sont sans opinion, elle cherche à conquérir des consommateurs, des électeurs, des partisans.
Rome n’ignorait pas la chose, le conflit entre Octave et Antoine a vu paraître une littérature de pamphlets, à toute époque, de « faux » Oracles sibyllins sont l’instrument favori des propagandes extrémistes, des soulèvements d’esclaves.

L’apparat, lui, ne vise pas à conquérir les esprits, car les sujets du roi sont déjà convaincus de la légitimité de leur maître ou présumés l’être : On ne suppose pas un instant qu’ils puissent en douter. Un consensus monarchique bien établi n’a pas besoin de propagande. Mieux encore : En déployant du faste, le souverain ne fait qu’être lui-même et ne doit pas savoir qu’il maintient ainsi les esprits dans cette conviction. Il règne par un droit évident : Il est de plus haute stature que ses sujets, sa haute fonction se confondant avec sa personne. Quels que soient les fondements idéologique ou juridique du césarisme, une pente psychologique mène au sentiment monarchique et elle entraîne les esprits, Auguste, premier magistrat et champion de la République, est bientôt imaginé sous les traits d’un monarque...

On fait de la propagande afin de devenir dictateur ou de le rester, tandis que l’apparat est déployé parce qu’on est le roi. Le faste que déploie le monarque est l’aspect physique de sa grandeur naturelle. Les historiens actuels de l’Ancien Régime, a-t-on écrit, voient dans l’imagerie royale une arme de propagande, mais en fait ce n’est là qu'un roi qui se doit d’être l’homme le plus riche de son royaume, à son avènement, raconte Philon, Caligula est très populaire, car le monde entier est perclus d’admiration devant l’héritier d’un si grand empire, de tant d’objets précieux, de coffres débordant de tant d’or, d’une armée aussi nombreuse.
BAS-RELIEF EN INDE

Le culte, l’encens, la « flatterie » qui entourent Élisabeth d’Angleterre ou Louis XIV célèbrent l’office de leur gloire et ne se proposent pas de les installer sur le trône, le château de Versailles peut faire de Louis XIV un roi plus grand que les autres, mais non pas le rendre plus roi : Il l’est, déjà.
La propagande est de la rhétorique, elle cherche à convaincre, aussi peut-on parler d’une propagande mensongère, tandis que parler d’un faste royal mensonger n’aurait guère de sens : Il ne peut mentir, puisqu’il ne dit rien, il se fait voir et n’affirme pas, tandis que la propagande est assertorique.
Individu grand par nature, le monarque n’appartient pas au règne des règles et conventions, nous prenons l’apparat pour de la propagande parce que nous réduisons la monarchie à des institutions et à des effets de pouvoir, en en méconnaissant l’opacité psychique. De nos jours, à Washington ou Brasilia, le faste n’appartient plus qu’à une abstraction, l’État, la nation.

Une démocratie paisible peut très bien se passer de propagande, une monarchie est impensable sans apparat. Aussi est-il indispensable à tout nouveau maître. Vers 1450, à Florence, Pitti, ayant conquis le pouvoir par la violence, se fait aussitôt construire un palais gigantesque Machiavel, Istorie Fiorentine, VII, 4. Inversement,.... Un roi règne, non par la volonté du peuple, mais par son droit naturel, parce qu’il s’appelle lion, or il n’est pas de lion sans crinière.

Un chef charismatique doit éviter de déployer trop d’apparat il laisse cela au tout-venant des rois et Auguste n’en déploie guère son vêtement est aussi modeste que son logis. Il met de l’éclat, non sur sa personne ni sur sa couronne, mais sur sa mission et sur sa dynastie.
Dès le lendemain de sa victoire commence à s’élever son mausolée familial, monument à demi triomphal qui célèbre Auguste comme celui qui, par sa victoire, a sauvé la République et qui s’est révélé comme le seul champion assez puissant pour la réformer et son succès sera assez complet, selon la conception antique . Parvenir à transmettre son pouvoir à son héritier..., pour que son pouvoir passe naturellement à ses descendants.
Sa domus, son modeste hôtel particulier, est comme soudée au temple d’Apollon, ce qui fait de lui l’élu du dieu pour cette mission de régénération Ainsi s’est mise en place ce qui restera l’originalité unique (bien plus que la « couverture idéologique ») du césarisme pendant 4 siècles : Le prince est un bon citoyen qui a pu se mettre en avant pour prendre en main les intérêts de ce qui s’appellera jusqu’à la fin la République.
Les partis socialistes ou sociodémocrates dans l’Europe de 1900, qui ont le culte de leurs chefs bien-aimés.
Ce charisme, qui est personnel par définition, est bien différent de l’amour qui entourait jadis chaque souverain, ses prédécesseurs et ses successeurs, cet amour du Roi, aussi machinal que l’apparat et induit par le sentiment de dépendance, amour dont il faut supposer l’existence dans l’Empire Romain. Et, en effet, le peuple porte spontanément dans son cœur l’amour de ses princes. À Rome, des portraits de la famille impériale, images grossières et peu coûteuses, sont visibles dans chaque boutique ou même sont accrochés au-dessus du lit conjugal.

Assurément le vainqueur d’Actium est en position de force et a joué sur le mélange ordinaire de ralliements sincères et d’accommodation avec l’ordre établi, la parole n’est donnée qu’aux écrits et images des partisans. Ceux qui se rallient au nouvel ordre établi prospèrent aux dépens de ceux qui ne le font pas.
Il y a aussi le mélange de comédie et de sincérité qui est celui du vœu pieu où l’on croit à la réalité de ce qu’on souhaite.
Il faut cesser cependant d’opposer une réalité cynique et une apparence trompeuse : On voulait devenir un peuple régénéré, on en mimait les gestes. Et pour cause, l’opinion s’est convertie à la monarchie, présumée être un gage de paix.

Une raison encore plus forte est ce que la politique d’Auguste a d’exceptionnel : elle ne se borne pas à répondre à des attentes, à panser les maux du passé le charisme augustéen promet un avenir inédit, un âge d’or.
Une politique peut convaincre en répondant à des besoins ou à des revendications, elle peut s’imposer par la force, jouer sur des ralliements intéressés et sur la passivité, mais elle peut aussi faire davantage.
Un rationalisme étroit nous fait postuler que tout événement s’explique par ce qui le précède, par le passé, le contexte, l’état de la société.
LE PARTHÉNON
On oublie que la Première Croisade, la Révolution de 1789, l’impérialisme Napoléonien ou l’Impressionnisme sont dus à une foule ou à un groupe qui s’est enflammé pour un projet, pour quelque entreprise de gloire et de conquête, pour des possibilités artistiques à exploiter, ce qui va déplacer l’avenir et ne découle pas du passé. L’action humaine a des ambitions inventives, elle est « créatrice », elle découvre et exploite des virtualités (ou ne le fait pas) . Cette idée de la fréquente créativité de l’action.... Cette liberté inventive et mobilisatrice explique qu’Auguste a pu rester en deçà de la propagande et qu’il a été suivi au-delà de l’apparat et de l’amour machinal du Roi


Lisibilité des images, propagande et apparat monarchique dans l ...
www.cairn.info/revue-historique-2002-1-page-3.html
de P Veyne - ‎2002 - ‎Cité 33 fois - ‎Autres articles
... 1981 ; La société romaine, 1991 ; Histoire de la vie privée (l'Empire romain), 1985 .... Malheureusement, il y a une vingtaine d'années, ces évidences tranquilles ont été ...... 186-198 ; Die Trajansäule : der Kaiser und sein Publikum, dans Die ...

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