mardi 8 juillet 2014

1043... EN REMONTANT LE TEMPS




 Cette page concerne l'année 1043 du calendrier julien. Ceci est une évocation ponctuelle de l'année considérée il ne peut s'agir que d'un survol !

CONSÉQUENCE DU SYSTÈME PILEUX AU XIe ET XIIe SIÈCLE.

Le phénomène du scandale est de tous les temps. Il se rencontre chaque fois qu'un « éclat » se produit au sein d'une société où il existe un public assez large à la fois pour ressentir le choc et être entraîné dans la réaction
La vague immense de scandale ayant accompagné aux XIe et XIIe siècles la pénétration de modes masculines nouvelles, ou il s'agit essentiellement :
De la longueur des habits.
De la coupe des cheveux.
Du port ou non de la barbe.
Sujet futile pour un homme de notre temps, mais qui ne l'était nullement aux yeux des contemporains, puisqu'il a provoqué, passions, condamnations et coups d'éclat.
Cela doit donc retenir l'attention de l'historien, recueillir toute la documentation pour établir la chronologie et l'évolution de ce double courant d'innovation et de réprobation...
Puis, sur cette base, tenter de dégager les ressorts sociaux, culturels, religieux lesquels ont joué à la fois dans la diffusion et dans les efforts de blocage. Au terme de cette enquête, il sera utile d'évoquer tout un folklore rencontré en marge de cette recherche... Voilà un moyen de pénétrer dans certaines représentations mentales aux racines très anciennes, qui achèvent de donner à ce problème de la barbe et des cheveux longs toute sa dimension historique.
Quand on nous parle au XIe et au XIIe siècle de gens se rasant la barbe, il ne faut pas se représenter des visages aussi nets que ceux de nos contemporains qui se soumettent à cette discipline, la difficulté de se raser de près et le fait que cette opération ne s'effectue pas quotidiennement changent les données ...
On le voit bien d'après les règles monastiques, qui pourtant imposent cette pratique. (le capitulaire de 817 stipule que les moines se feront la barbe une fois seulement pendant le Carême, le samedi saint, et tous les 15 jours durant le reste de l'année). Dans l'ordre de Cluny, de la Septuagésime à Pâques (soit 63 jours) on se rase toutes les 3 semaines,
Il y a beaucoup à prendre dans les curieux ouvrages que les érudits des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ont consacré à la barbe et à la coiffure (les deux sujets sont toujours pratiquement associés) : on y trouve beaucoup de textes susceptibles d'être utilisés à d'autres fins que la recherche du pittoresque.
Les premiers Cisterciens ne se rasent que 7 fois l'an, plus tard ils le font 12 fois etc ... On s'explique de la sorte que des gens en principe rasés portent en fait un peu de barbe, présentant une face ombreuse et hérissée... C'est ainsi qu'un des biographes de saint Bernard nous parle de sa barbe : « elle tire sur le roux et, vers la fin de sa vie, est parsemée de poils blancs ». On verra plus loin à quelles interprétations malignes peut prêter cet aspect très particulier du problème.
Par deux fois, semble-t-il, la zone définie plus haut connaît au XIe siècle l'agression des modes insolites :
La première pénétration s'opère en Bourgogne et en Lotharingie au début du siècle et elle est jalonnée par les plaintes et les anathèmes de Raoul Glaber (1002), de Guillaume de Volpiano (1017) et de Siegfried de Gorze (1043). Après un répit de plus d'un demi siècle, une seconde vague, porteuse d'autres nouveautés, atteintt la Flandre, la Normandie et l'Angleterre et cette fois le choc est si fort qu'il a laissé de nombreuses traces dans les descriptions des chroniqueurs et les décisions des conciles...
L'élément le plus remarquable de la réaction, est de voir, à 4 reprises en une dizaine d'années, des évêques jouer au coiffeur et tondre les milites ou les juvenes trop chevelus qui se présentent à eux à l'occasion d'une grande cérémonie religieuse.
Les 3 textes Bourguignons doivent être lus à la file pour que se dégage toute leur portée. Celui de Raoul Glaber est de beaucoup le plus connu :
II concerne le troisième mariage du roi Robert le Pieux conclu en 1002- 1003 avec Constance d'Arles et on le cite toujours pour illustrer l'opposition qui existe entre le Nord et le Midi, deux mondes alors très différents...
PAYSAN
«Autrefois, vers l'an Mille de l'Incarnation du Verbe, comme le roi Robert venait de prendre pour femme la reine Constance, venue d'Aquitaine, on voit à la suite de cette princesse affluer en France et en Bourgogne des hommes venus d'Auvergne et d'Aquitaine, pleins de légèreté et de vanité, de mœurs aussi contrefaites que leurs habits, mettant un luxe effréné dans leurs armes et dans les harnais de leurs montures, les cheveux coupés à mi-hauteur de la tête, la barbe rasée à la manière des histrions, portant des chaussures et des jambières indécentes, dépourvus de toute bonne foi et de tout respect de la paix jurée.
De leurs exemples honteux, hélas ! ô douleur ! tous les Francs et les Bourguignons, jadis la plus noble des nations, s'emparent avidement et ils deviennent bientôt tous semblables en infamie et en turpitude. Quiconque, religieux ou craignant Dieu, essaie de les modérer se fait traiter de fou. Mais un homme d'une foi et d'une persévérance intactes, l'abbé Guillaume ... fait honte au roi et à la reine de permettre de pareilles choses dans un royaume qui a longtemps brillé par son sens de l'honneur et de la religion comme le plus noble des royaumes ...».
Cette réaction de Guillaume de Volpiano (t 1031), le grand réformateur monastique, nous la connaissons par la Vie même de ce saint personnage,
Un texte antérieur de Richer (Histoire de France, éd. R. Latouche, t. II, Paris 1937, pp. 114-121) atteste l'existence de modes insolites en Aquitaine à la fin du Xe siècle :
Le jeune roi Louis V, associé au trône par son père Lothaire en 979, a été marié par lui à Adélaïde, veuve du comte de Gévaudan (982). Mais ce mariage se révèle un échec, les deux époux d'âge très différent ne peuvent s'entendre, surtout le jeune roi, laissé sur place sans précepteur, se mettant à songer à des « bagatelles », parmi lesquelles l'auteur cite il « a abandonné pour des costumes étrangers celui de son pays ». Averti de cette situation, Lothaire vient rechercher son fils et le fait divorcer.
Le 30 octobre 1017, le jour de la consécration de la nouvelle église de Saint-Bénigne de Dijon, Guillaume est invité par les évêques à faire à l'assemblée « l'aumône de la parole divine ». Son sermon, entièrement reproduit (ou reconstitué) par le biographe, est à la fois mystique et pratique. L'orateur célèbre dans la dédicace en cours les noces du Christ et de l’Église (thème profondément liturgique) puis s'en prend avec violence aux modes nouvelles qui se sont implantées et où il voit des signes d'orgueil et des manifestations diaboliques :
FRANÇAIS
« Voyez-vous quelqu'un qui ait encore l'esprit en bonne santé ? Quelle rage à fendre et à écourter les vêtements ? Quelles nuques tondues chez les hommes ? Quel honteux hérissement de la barbe sur les mâchoires ? Quel bavardage frivole et malsain chez presque tous ? Quels serments obscènes joints presque à chaque parole par une bouche tricheuse ? Tous ces abus qui sont récents et qui se sont aggravés depuis peu ne procèdent pas de la religion chrétienne, mais bien plutôt d'une superstition diabolique. De là aussi pullule l'orgueil, racine de tous les maux et aliment de tous les vices ».
Le troisième témoignage nous vient de Gorze (près de Metz) une abbaye qui a été au Xe siècle un foyer réformateur et qui au début du XIe a été reprise en mains par Guillaume de Volpiano lui-même... L'enchaînement des 3 textes est donc rigoureux et achève de définir le même type de réaction. Ainsi donc en 1043, l'abbé Siegfried de Gorze écrit à Poppon de Stavelot pour lui exprimer ses inquiétudes sur le sort de l'empire. Il faut· tout d'abord combattre un projet de mariage du roi Henri III, rendu illicite par des empêchements de consanguinité. Puis, après ce long développement appuyé de tableaux généalogiques, il en vient à la décadence morale provoquée par les modes nouvelles :
« Ce qui nous angoisse par dessus tout et nous empêche de garder le silence, c'est que l'honneur du royaume (qui sous les précédents empereurs avait une si noble force grâce au costume, à la tenue des armes et des chevaux) est maintenant renversé depuis que s'introduisent les habitudes honteuses et ineptes des Français en ce qui concerne la barbe tondue, les habits raccourcis et bizarres, honteux et abominables aux regards pudiques, enfin beaucoup d'autres nouveautés, trop longues à énumérer, jamais autorisées au temps des Otton et des Henri. Mais maintenant la plupart des gens n'ont qu'une faible estime pour les honorables mœurs de leur patrie, ils recherchent le vêtement et la perversité de l'étranger, ils désirent ressembler en tout à ces hommes qu'ils savent être leurs ennemis. Ce qu'il y a de plus lamentable, c'est que de tels imitateurs ne sont pas corrigés, mais obtiennent la familiarité du roi et d'autres princes, qu'ils reçoivent des récompenses d'autant plus grandes qu'ils sont plus adonnés à ces futilités. Les témoins de ces choses ne craignent plus de devenir semblables aux premiers et inventent de plus grandes folies de nouveauté... Pour toutes ces choses, ô bienheureux Père, combien devons-nous nous affliger, car avec ces changements extérieurs, ce sont les mœurs elles- mêmes qui sont changées et peu à peu, dans ce royaume qui l'emportait en honneur sur les autres, s'accroissent meurtres, rapines, parjures, trahisons et tromperies diverses... C'est pourquoi nous vous demandons avec instance et nous vous supplions par la charité de Dieu que, suivant votre pouvoir et votre science, vous obteniez du roi ou de tout autre condamnation et remède pour de tels maux ».
Ces textes remarquablement convergents projettent une précieuse lumière sur les arrière-plans sociaux et culturels de notre problème :
La silhouette du chevalier élégant gagné par les modes « contrefaites » des Aquitains ou par les « inepties » Françaises :
Les habits sont écourtés et fendus sur le côté, ce qui laisse voir les braies et les jambières « spectacle abominable aux regards pudiques »
Les nuques sont rasées et les cheveux ne subsistent que sur le haut du crâne.
La barbe elle-même est rasée ou tout au moins portée très courte.
Tous ces détails coïncident avec l'image des guerriers Normands conservée par la «tapisserie de Bayeux » (fin du XIe siècle) ou avec ce rapport des espions du roi Harold envoyés au devant des envahisseurs, stupéfaits disant avoir cru voir une « armée de prêtres »... Les hommes d'armes Normands sont rasés.
La mode nouvelle est donc propagée par les Normands. Bernard de Cluny codifiant vers 1065 les usages de sa maison écrit à propos du langage par signes : « pour dire un laïc, on se tient le menton avec la main droite à cause de la barbe que de telles gens portent tandis qu'ils la rasent maintenant ». Les anciennes nouveautés sont donc devenues une valeur établie, exposée à son tour à la contestation...
L'esprit de changement en effet souffle à nouveau sur la mode. Vers les années 1090, la « jeunesse » qui fréquente les cours des Grands se met à arborer des vêtements longs et traînants, des souliers pointus aux extrémités recourbées, une chevelure flottante et une barbe fournie... Le choc produit sur l'opinion cléricale (la seule que l'on connaisse) est extrêmement vif et il nous en reste beaucoup de témoignages à travers les dires des chroniqueurs, les décisions des conciles, les interventions spectaculaires des évêques.
C'est sur le domaine Normand que nous sommes le mieux renseignés :
« Vers ce temps là (1096), presque toute la jeunesse de la cour porte les cheveux longs à la manière des jeunes filles la peignant chaque jour avec soin et déambulant ensuite à petits pas, d'une démarche lascive, en aguichant de droite et de gauche par des gestes irréligieux ». Le trait est vif, mais encore sommaire.

Orderic Vital va plus loin dans le détail et donne à sa description un tour véhément, moralisateur : « Après la mort du pape Grégoire (1085), de Guillaume le Bâtard (1087) et des autres princes religieux, les habitudes honnêtes de nos ancêtres sont presque entièrement abolies dans les contrées occidentales. Ceux-ci portent des habillements modestes, tout à fait adaptés aux formes du corps ; ils sont habiles dans l'équitation et dans la course, ainsi que dans tous les ouvrages que la raison prescrit de faire, mais de nos jours, les usages des anciens ont été presque tous changés par de nouvelles inventions. La jeunesse pétulante adopte la mollesse féminine, les hommes de cour cherchent à plaire aux femmes par toutes sortes de lascivetés... Ils placent aux articulations des pieds, où se termine le corps, l'image de la queue des couleuvres qui, comme des scorpions, se présentent aux yeux... De l'extrémité superflue de leurs robes et de leurs manteaux ils balaient la poussière... Ils se couvrent les mains, quoi qu'ils fassent, avec de longues et larges manches, chargés de ces superfluités, ils ne peuvent marcher promptement ni rien faire d'utile.
Comme les voleurs, ils ont le front rasé, tandis que, comme les courtisanes, ils entretiennent sur le derrière de la tête de longues chevelures... Autrefois les pénitents, les prisonniers et les pèlerins avaient l'habitude de garder tous leurs cheveux et de porter la barbe longue :
C'était la marque, aux yeux du public, de la pénitence, de la captivité ou des pèlerinages. Maintenant presque tous les gens du peuple ont les cheveux frisés et la barbe courte manifestant ainsi à tout le monde que comme des boucs fétides, ils se plaisent dans les ordures de la débauche (?) Ils frisent leurs cheveux avec le fer du coiffeur, au lieu du bonnet, ils couvrent leur tête de bandelettes. A peine voit-on quelques chevaliers sortir en public la tête découverte et rasés, comme il convient selon le précepte de l'Apôtre ».
Dans le sermon de l'évêque Serlon en l'an 1105. Attaquant à son tour les jeunes barbus, déclare :
« Ils évitent de se raser de peur que leur barbe coupée ne blesse les maîtresses auxquelles ils donnent des baisers ». Supposition gratuite vraisemblablement... Les conciles s'occupent de cette grave question.
Celui de Rouen en 1096 interdit l'entrée des églises aux obstinés qui ne coupent pas leurs cheveux « comme il convient à un chrétien ».
A Londres, en 1102, on décide que les laïcs doivent couper leur chevelure de manière à laisser visibles le bas des oreilles et les yeux ! Mais ces mesures réglementaires sont d'une application difficile comme on le voit dans le commentaire modéré que Saint Anselme donne immédiatement des canons de ce même concile :
Lorsque l'un de ces chevelus entre dans l'église, le prêtre ne doit pas cesser la célébration de la messe (comme pour un excommunié) mais seulement l'avertir qu'il entre dans l'église à ses risques et périls.
Vers 1096, Saint Anselme lui- même prêche sur ce sujet à la messe du mercredi des Cendres il amène un grand nombre de ses auditeurs à la pénitence et réduit leur chevelure « à la forme virile »
Quant aux obstinés, il leur refuse évidemment les cendres et la bénédiction. L'évêque de Séez, Serlon, montre plus d'audace encore le jour de Pâques 1105, quand il prêche à Carentan devant le roi Henri Ier Beauclerc et toute sa cour, leur faisant de véhéments reproches, après quoi « l'expéditif prélat tire aussitôt de sa manche des ciseaux et tond de ses propres mains d'abord le roi, puis le comte de Meulan et plusieurs autres seigneurs...
Toute la suite du roi et les assistants se font de tous côtés tondre à l'envi et, craignant les édits du prince, coupent leurs cheveux.
A la même époque, une évolution assez semblable, entraînant des réactions analogues, se produit en Flandre, principauté d'ailleurs étroitement liée à l'Angleterre Normande. Le point de départ ici semble pourtant avoir été quelque peu différent. A voir le grand nombre de princes des Pays Bas qui, aux Xe et XIe siècles portent le surnom de « Barbu » (Arnoul II de Flandre 962-988, Baudouin IV de Flandre 988-1035, Godefroid duc de Basse Lotharingie 1065-1069, Godefroid duc de Brabant 1095-1139), on a l'impression d'une tradition ininterrompue... D'autre part les protestations des censeurs ne visent que les vêtements traînants et les longs cheveux. Apparemment, la barbe n'éveille pas les mêmes soupçons malveillants qu'en Normandie, tout simplement parce qu'on y était habitué depuis longtemps.
En 1089-1090 Tournai et sa région sont victimes d'une terrible épidémie de « feu sacré », c'est-à-dire de cette maladie provoquée par l'ergot de seigle, qui se traduit par des sensations de brûlure, par la gangrène des extrémités ou encore par des contractions musculaires brutales.
Des malades aux membres pourris viennent prier dans la cathédrale et l'odeur infecte qu'ils répandent est telle qu'il faut leur fermer la porte... C'est dans ces conditions qu'intervient l'évêque Ratbode II (1068-1098). Après avoir fait à son peuple rassemblé un sermon solennel, « il tond les chevelures de plus de mille jeunes gens et raccourcit leurs vêtements traînants qui visent plus à la luxure qu'à l'utilité », après quoi il impose un jeûne rigoureux pour chaque vendredi, sans en excepter même les nourrissons, et décide qu'à la prochaine fête de l'Exaltation de la Sainte Croix (14 septembre) tout le peuple pieds nus et portant les Châsses des Saints fera en procession le tour extérieur de la ville. C'est là l'origine de la grande procession circulaire de Tournai qui existe encore...
Le second texte qui concerne l'an 1106 nous fait assister à la répétition des scènes déjà vues en Normandie ou en Angleterre. A l'occasion de la fête de la Noël célébrée à Saint-Omer en présence du comte de Flandre Robert II, dit de Jérusalem, l'évêque d'Amiens Godefroid refuse d'admettre à la procession d'offrande des milites qui portent une longue chevelure. Pour ne pas être privés de la bénédiction du pontife, ceux-ci se coupent eux-mêmes les cheveux, en utilisant, faute de ciseaux, leur épée ou leur couteau ...
Naturellement il fut impossible d'endiguer le flot de la mode et bien avant dans le XIIe siècle on trouve des témoignages sur la persistance de ces pratiques condamnables. Guillaume de Malmesbury raconte sous l'année 1129 une histoire relative à l'un de ces « chevelus qui oubliant leur sexe naturel aiment à se transformer pour prendre l'apparence féminine ». Un chevalier fier de sa toison, mais inquiet dans le fond de sa conscience fait un songe dans lequel il lui semble qu'on l'étrangle avec ses longs cheveux. La terreur le réveille, il se coupe les cheveux superflus et son exemple est largement imité dans son milieu... mais un an ne s'est pas écoulé que tous ceux qui désirent avoir le bel air de la cour sont retombés dans leur vice...
On voit que la mode des cheveux longs a traversé tout le XIIe siècle. Quant à la barbe elle disparaît, semble-t-il, vers la fin du siècle en raison de certaines contraintes militaires. Cet ornement apportant une grande gêne aux chevaliers qui doivent revêtir la cotte de mailles, cette longue chemise faite d'anneaux entrelacés... Si on laisse flotter la barbe, on offre à l'ennemi une prise dangereuse, si on la met à l'intérieur, la mobilité de la tête peut en souffrir. C'est tout au moins l'hypothèse d'Enlart et de G. Duby. En tous cas elle disparaît sans provoquer cette fois de scandale.
C'est en effet le problème du scandale sous-jacent à toute cette histoire qui en constitue le véritable intérêt. Il s'est posé deux fois — au début et à la fin du XIe siècle... Quelle est donc la raison profonde de toute cette émotion et y a-t-il un principe unique d'explication derrière toutes ces volte-face ?
On songe immédiatement à invoquer le caractère conservateur d'une société qui est dominée par la tradition (le droit ne s'appelle-t-il pas « la coutume » ?) et qui se raidit devant toutes les nouveautés inquiétantes. Par un amalgame très naturel l'élément contesté (ici la silhouette et le vêtement masculins) est étroitement associé aux valeurs fondamentales qui soutiennent le corps social ; si bien que le novateur apparaît comme un dangereux révolutionnaire, qui encourt légitimement tous les soupçons... L'honnêteté morale est automatiquement liée à « l'honnêteté sociale ».
C'est en ce XIe siècle, on le sait, que se répand le schéma triparti appelé à devenir classique :
Ceux qui prient.
Ceux qui combattent.
Ceux qui travaillent.
Mais à côté de cette systématisation savante, il en existe d'autres plus anciennes, à la fois plus simples et plus fines. On peut ainsi opposer les hommes et les femmes, les clercs et les laïques, les chrétiens ordinaires et les pénitents. Tous ces groupes sociaux qui répondent chacun à une vocation surnaturelle particulière doivent sauvegarder leur identité pour que l'harmonie continue à régner dans le corps social, de là l'importance des signes extérieurs propres à chacun de ces ordres... On disposait ainsi d'un cadre de pensée suffisamment large et souple pour embrasser toutes les nouveautés choquantes et les condamner les unes après les autres au prix de contradictions apparentes. On pouvait fort bien dans un premier temps anathématiser les visages rasés pour usurpation indue de l'apparence des clercs... et dans un second voir dans le port de la barbe une imitation frauduleuse des pèlerins, ermites et pénitents.
En Bavière, vers le milieu du XIe siècle, les hommes se rasent la barbe et cette mode déplaît fort aux clercs ou en tout cas au moine narrateur. Mais c'est l'argument central qui retient surtout l'attention : se raser la barbe constitue un péché pour un laïc, car c'est attenter à la frontière qui le sépare du clerc. On retrouve la même manière de raisonner dans la documentation Normande, ce qui empêche de voir dans la thèse du clerc Bavarois un simple subterfuge de casuistique.
Face à la seconde vague de nouveauté, faisant prévaloir les habits traînants, les longs cheveux et la barbe fournie, les gardiens de la tradition développent deux types d'accusations, contradictoires en apparence mais trouvant ici encore leur principe d'unité dans le problème de la délimitation des ordres. Tout d'abord et avant tout le risque de ressembler aux femmes, on va même jusqu'à dire : aux courtisanes ou aux petites femmes. Ces élégants oublient leur sexe naturel, ne le gardent qu'à regret, comme dit brutalement Guillaume de Malmesbury à deux reprises. Et chaque auteur de brosser suivant son talent le tableau de ces efféminés dont l'extérieur, bien entendu, révèle l'état intérieur de leur conscience. A l'arrière-plan de ces diatribes, la sentence de saint Paul « c'est une honte pour l'homme de porter les cheveux longs, mais c'est une gloire pour la femme de les avoir ainsi, car la chevelure lui a été donnée en guise de voile »
Ils transforment l'un des signes extérieurs de pénitence en « appareil de luxure » propre à rendre leurs baisers plus délicieux ! Et l'on rejoint ainsi le domaine de la féminité.
Tout d'abord le scandale vient de l'étranger : ainsi pensent Raoul Glaber et Siegfried de Gorze qui incriminent soit l'Aquitaine et l'Auvergne, soit les « inepties françaises ». Le renseignement géographique est peut-être exact, mais de tels dires sont avant tout l'expression d'une bonne conscience collective qui cherche à sauvegarder le mythe des vertus ancestrales, celui d'une Bourgogne « jadis la plus noble des nations », ou d'une honnête Germanie « qui l'emporte en honneur sur les autres royaumes ».

Voici le serment que l'évêque Gérard Ier (1012-1051) impose à son vassal le châtelain toujours en rébellion contre lui : « Je vous garderai la fidélité promise tant que je serai vôtre et que je tiendrai de vous des biens, sans tenir compte des us et coutumes des Karlenses, je vous témoignerai l'honneur que les chevaliers Lotharingiens rendent à leurs seigneurs et évêques ». Pour ce prélat impérial, comme pour Siegfried de Gorze, la France est bien la terre du désordre et du péché.
Une anecdote piquante est très révélatrice à cet égard. On y voit des femmes de Normandie qui rappellent au nom du devoir conjugal leurs maris partis Outre-Manche à la suite de Guillaume le Conquérant, ces puissants barons sont ainsi plongés dans la perplexité: « ils craignent, s'ils viennent à partir d'être regardés publiquement comme des traîtres infidèles et comme de lâches déserteurs. Mais que feraient ces honorables athlètes si leurs femmes, entraînées par le libertinage, allaient souiller par l'adultère le lit conjugal et marquer leur lignée de la tache ineffaçable de l'infamie ? D'après ces motifs, Hugues de Grandménil, qui posséde le comté de Winchester, et son beau-frère Onfroi du Tilleul qui a reçu la garde du château-fort d'Hastings dès le premier jour de sa construction, partent, ainsi que plusieurs seigneurs, et abandonnent tristement et malgré eux leur prince accablé de travaux chez un peuple étranger... Ils vont donc servir en Neustrie le libertinage de leurs dames, mais ils ne pourront jamais par la suite, ni eux, ni leurs héritiers, recouvrer les biens qu'ils abandonnent ainsi après les avoir acquis ». Si cette historiette est exacte, elle peut expliquer bien des choses dans les mouvements de la mode masculine à la fin du XIe siècle, on y voit peut- être de simples ragots, mais même alors elle livre une certaine image de la femme dominatrice, image suffisamment répandue pour avoir mérité d'être fixée par le chroniqueur
Tout d'abord il est bien évident que les manifestations de la douleur et de l'humiliation fournissent en ce domaine une image inversée de la pratique courante. Les Normands du XIe siècle, nous l'avons vu, sont rasés aussi n'est- il pas étonnant de voir Robert Guiscard prononcer le serment suivant, au moment où il est contraint de quitter son armée en 1081 : « Par l'âme de parents ou pour ses biens, celle-ci ne peut contracter d'autre union du vivant de ce mari qu'elle n'a pas suivi. Quant à celui-ci qui a fui par nécessité dans un autre lieu, s'il ne peut garder la continence, il pourra, après pénitence, se remarier ». Assurément dans l'histoire racontée par Orderic Vital, il ne s'agit pas d'une possibilité de divorce ouverte à la femme en cas d'absence du mari, mais la différence de point de vue est très sensible. C'est elle qui a l'initiative, qui fait valoir ses droits, qui menace de rompre le lien conjugal et finalement fait céder le mari.
Pour expliquer cette « promotion de la femme », on peut encore invoquer certains éléments généraux (dont il est difficile toutefois de mesurer l'influence en Normandie) tels que le recul de la famille large qui enchaîne les individus, au profit de la famille conjugale source de liberté plus grande, notamment pour la femme.
Tancrède,à son père, « je jure et vous affirme par serment que jusqu'à mon retour auprès de vous, je n'userai point de bain, je ne me raserai point la barbe, ni ne me ferai couper les cheveux ».
Les canons interdisent aux clercs de porter la barbe, c'est pourtant ce que fait en 1118 l'évêque d’Évreux Audin chassé de sa cité : « il ne rase pas sa barbe et annonce par son extérieur quel est le deuil de l’Église » on le désigne désormais sous le nom d'Audin le Barbu, surnom scandaleux pour un clerc.
Dans l'ordre cistercien, les moines sont rasés, mais les convers (religieux laïcs) sont barbus : d'où une curieuse inversion prévue par les sanctions à rencontre des « fugitifs »... Le moine coupable ne sera rasé qu'une fois par an, ce qui revient à dire qu'il portera la barbe, en revanche au convers « apostat » on rasera la barbe régulièrement, c'est-à-dire toutes les fois où on lui aurait seulement coupé les cheveux !.
Lambert d'Ardres nous a dit que dans les Pays Bas, au début du XIIe siècle il fallait porter la barbe pour ne pas paraître efféminé. Aussi quelle humiliation lorsqu'un vaincu est rasé de force par son maître du moment ! C'est ce que fait Baudouin III de Hainaut (1098-1120) à l'égard de son vassal Gossuin d'Oisy, coupable d'avoir élevé une tour sans son aveu : après l'avoir capturé il le renvoie chez lui rasé.
Dans la même ligne de pensée, la barbe pouvait être donnée en gage. Voici, selon Guillaume de Tyr, l'étrange machination de ce prince sans scrupule qu'était Baudouin de Boulogne, frère et futur successeur de Godefroid de Bouillon :
Il a réussi à se faire adopter par le prince Arménien d'Edesse et même à devenir son gendre, en attendant de l'éliminer à la faveur d'une insurrection. Pour le moment, il a de gros besoins d'argent et pour forcer la main à son beau- père, il imagine toute une mise en scène... Un jour qu'il se trouve avec lui, ses soldats dûment stylés, se présentent pour réclamer leur solde, exigeant en cas de non-paiement, qu'il exécutât sa promesse de se couper la barbe. Le beau-père est horrifié, car c'est aux yeux des Orientaux « le comble du déshonneur et la plus grande offense qui puisse être faite à un homme, qu'un seul poil de la barbe lui soit enlevé, quel que soit d'ailleurs le motif d'une telle insulte ». Baudouin s'excuse en disant : « Je l'ai fait ainsi parce que je n'avais alors à ma disposition aucun gage plus digne, aucun moyen plus assuré d'apaiser complètement ces chevaliers qui me sollicitaient avec les plus vives instances ». On devine la suite :
Le beau-père paie, après avoir fait jurer à son gendre de ne plus prendre à l'avenir de tels engagements !
On peut aussi jurer par sa barbe ou sur sa barbe: les chansons de geste en donnent de nombreux exemples. C'était, paraît-il, l'usage d'Otton Ier qui jurait solennellement « par la barbe d'Otton » ("). Le faux serment devient alors extrêmement dangereux, car la vengeance divine peut s'abattre sur cet ornement pris à témoin. C'est ce qui arrive à un villicus de Fleury : il perd subitement sa barbe, qui ne repoussa jamais.
Relevons encore cet épisode émouvant raconté par la Vie de Saint Macaire, un archevêque oriental venu en Flandre en 1011 et mort à Gand l'année suivante. Se sentant près de sa fin, il demande à ses hôtes de lui couper la barbe et les cheveux et d'envoyer une partie de cette barbe à sa mère restée en pays lointain, « en gage de souvenir éternel, pour que l'incertitude de son retour ne la tourmente pas, mais qu'elle sache en quel pays et en quel lieu se trouvait son saint repos ».

les nouvelles modes masculines aux XIe et XIIe siècles

philpapers.org/rec/PLALPDTraduire cette page
de H Platelle - ‎1975 - ‎Cité 31 fois - ‎Autres articles
Le problème du scandale : les nouvelles modes masculines aux XIe et XIIe ... Relatifs Et Relatives Dans Les Traités Terministes Des XIIe Et XIIIe siècLes.




3 commentaires:

  1. Ma chère Amie bonsoir ! Cette page est étonnante et pittoresque. Rien ne pouvait nous laisser croire qu'ils étaient à cette époque préoccupés par le système pileux pouvant jouer un tel rôle ! Alors qu'aujourd'hui nous avons des têtes dont on se passerait bien !
    Bref, si ces braves gens avaient eu la possibilité de se projeter dans l'avenir quelle n'aurait été leur surprise de voir un système pileux si diversifié, des longs, des courts, des chauves ou des imberbes, de même pour les vêtements....Que peut-on faire de plus aujourd'hui ? A moins de s'inspirer du conte d'Andersen "Le roi nu" dont seuls les gens intelligents pouvaient voir le costume ! (rire)
    Les enluminures sont très belles et nous donnent une idée du style de cette mode, très recherché, très riche. Merci pour cette page d'histoire insolite.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour mon amie, vous avez raison... je me suis amusée à découvrir les écrits des historiens moines ainsi que ce qu'en ont dit les historiens des siècles suivants. nos stylistes n'ont presque rien inventé... à ce propos le Figaro à posté une vidéo de la dernière collection " Chanel" C'est une horreur, évidemment cela n'est que mon opinion.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Rebonjour chère Chantal, je vais dès que possible me rendre sur le Figaro ! Cette pauvre Chanel doit s'en retourner dans sa tombe.

      Supprimer